Liste des produits et biographie de Roosevelt SYKES
Il faut se méfier des rondeurs. Certes, les silhouettes "qui font plus envie que pitié" rassurent. On leur prête la joie de vivre, le sens de la scène et du comique. Mais s'ils jouent de leur physique, dit-on, peut-être est-ce pour mieux cacher leur monde intérieur, leurs sentiments les plus profonds.
Lorsqu'on a découvert Roosevelt Sykes dans les années 60, sa large bouille sur laquelle était planté un gros cigare, son feutre ou son béret sur le crâne, sa bonhommie, son tonus, sa vigueur pour marteler les touches du piano, sa verve, sa faconde, son esprit de répartie, on en a fait ipso facto un entertainer, une sorte de Fats Waller mâtiné de Willie "The Lion" Smith version blues. C'est-à-dire ce qu'on se représente être le pianiste de bar. Pas si vite. Bien sûr, ceux qui l'on vu jouer en concert, en club ou, peut-être, lors d'un reportage dans une boîte à touristes de la Nouvelle-Orléans, appréciaient sa capacité à créer l'ambiance, à dialoguer et à se faire entendre. Il se répétait évidemment, mais il faisait son boulot correctement, honnêtement, sans complaisance.
Lorsqu'on regarde la photo du livret, prise durant sa période Decca, celle qui correspond à notre disque, on voit un homme encore mince, l'air décidé, plutôt l'allure d'un homme d'affaires que celle d'un pianiste de bastringue ! La figure est large, carrée et, ce qu'on ne distingue que peu ou pas du tout, le teint clair, les yeux en amande et le visage couvert de taches de rousseur. Cet homme est un pianiste et chanteur professionnel. Ce que sa carrière démontre : durant soixante ans, il a vécu de sa musique, ne cessant de travailler ni d'enregistrer. C'est le record chez les bluesmen.
Roosevelt Sykes est né le 31 janvier 1906 à Elmar (Arkansas). La famille, qui compte quatre enfants (1), s'installe à St. Louis en 1909. Son père, musicien amateur, et sa mère meurent en 1912 et 1913 et le jeune Roosevelt est élevé chez son grand-père du côté de West Helena (Arkansas). Celui-ci lui enseigne des rudiments d'orgue que le gamin de 10 ans va commencer à pratiquer à l'église. De l'orgue, il passe au piano (autour de 1918) et écoute des pianistes locaux, Jessie Bell, Baby Sneed, Joe Crump, Cranston Hamilton dont on n'a jamais entendu une note sur un disque et, à partir de 1921, commence à se produire dans les gambling houses et les barrelhouses des environs de West Helena. Et il se balade.
Vers 1925/27, Roosevelt Sykes rencontre le pianiste Lee Green en Louisiane et le suit, dans le Mississippi et ailleurs. Green, un des pionniers du piano blues rural, va lui apprendre le fameux 44 Blues, morceau aux syncopes caractéristiques qu'il a emprunté au Vicksburg Blues de Little Brother Montgomery, lequel l'a lui-même entendu quelque part, etc., etc., selon la loi naturelle de la transmission orale.
Une étape est franchie lorsque Roosevelt s'installe à St. Louis à la fin des années 20. La ville ainsi que sa banlieue, East-St. Louis, avec leurs importants ghettos noirs sordides, insalubres et grouillants, constituent un terrain particulièrement favorable à la prospérité du blues (2) et Sykes va vite s'y faire une place. Il travaille dans les clubs et, surtout, observe tout ce qui s'y passe. Il fréquente rapidement les bluesmen locaux, Clifford Gibson, Peetie Wheatstraw, Henry Townsend, Jimmy Oden... et le producteur Jesse Johnson (2) l'embauche comme talent scout. Sykes a particulièrement la main heureuse lorsqu'il déniche, perdu au fond d'un estaminet de troisième ordre, le tout jeune chanteur Walter Davis dont il devient pour quatre années le pianiste régulier sur tout ses disques. On connait la suite (3). D'ailleurs les studios (de New York, Richmond, Chicago, Cincinnati, Grafton, Memphis, Louisville...) apprécient le style vigoureux, puissant et contrasté du pianiste. Malgré une technique d'autodidacte et une propension au "raccourci métrique", des breaks abrupts et parfois surprenants, et un dédain manifeste du tempo régulier lorsqu'il s'accompagne lui-même en solo, Roosevelt Sykes "remplit" parfaitement l'espace musical derrière de nombreux chanteurs et chanteuses grâce à un jeu contrasté, souvent brillant, jamais monotone ni convenu d'avance.
En fait, tout démarre en 1929, y compris ses nombreux disques personnels qu'il signe de tas de noms différents suivant les marques. D'abord sous le sien propre, Roosevelt Sykes, pour OKeh en 1929 et sous celui de Dobby Bragg (du nom de sa mère) pour Paramount en 1929/30, puis sous celui de Willie Kelly pour Victor de 1930 à 1933, sous celui de Easy Papa Johnson pour Melotone en 1930, retrouvant son vrai nom pour Champion en 1932, etc., toutes ces identités étant gérées avec un rare sens de l'organisation ! C'est en septembre 1929, alors qu'il accompagne la chanteuse Edith Johnson sur la première version de Honey Dripper Blues pour Paramount, qu'il adopte le surnom qui ne le quittera plus jusqu'à la fin de sa vie. Edith invente le terme "Honey Dripper", euphémisme qui permet d'éviter la censure comme le pratiquent souvent les labels lorsque les paroles sont trop osées : «J'avais pensé imaginer les mots et envisager des titres que personne n'avait utilisé. Donc, j'ai eu une idée... mais je ne pouvais m'en servir. Aussi, à la place des mots réels, j'ai changé le titre en Honey Dripper.» (4)
Réputation bien établie, le chanteur-pianiste se produit dans les bars et clubs de Memphis puis de Chicago et, à partir de 1934, choisit de réserver toute sa production phonographique à la maison anglaise Decca fraîchement installée sur le sol américain. Et c'est sous son surnom de Honey Dripper que ses disques vont dorénavant sortir, la plupart du temps en solo (avec parfois le guitariste Kokomo Arnold) puis souvent avec le soutien d'un batteur qui, occasionnellement, se nommera Big Sid Catlett, alors membre du grand orchestre de Louis Armstrong ! Ces séances, en général de très haut niveau, ont produit quelques-uns de ses plus grands classiques : The Honey Dripper bien sûr, mais aussi Dirty Mother For You, thème "salé" au titre à peine déguisé, Night Time Is The Right Time, Have You Seen Ida B, Essie Mae, Right Now... sans oublier une des meilleures versions de 44 Blues.
Bien qu'actif dans les studios, Roosevelt Sykes tourne également beaucoup durant la seconde moitié des années 30, souvent en compagnie de ses amis chanteurs St. Louis Jimmy et Charlie "Specks" McFadden. Autour de 1940, il travaille au Nat Love's Club d'East-St. Louis puis s'installe à Chicago. Quittant Decca en 1941, il retrouve OKeh, entre temps passée dans le giron de la Columbia. Mais une première séance riche ne sera pas suivie d'effets et des seize titres suivants enregistrés, deux seulement seront publiés : Training Camp Blues, sujet lié à la guerre où vont bientôt s'engager les États-Unis, et Sugar Babe Blues qui inspirera largement Willie Dixon lorsque ce dernier écrira My Babe, l'un des tubes de Little Walter, en 1955. La grève des enregistrements et le fait que Sykes va une nouvelle fois signer chez Victor en 1944 empêchera probablement la sortie d'autres disques. C'est durant cette période, en 1943 alors qu'il se produit au club Tin Pan Alley de Chicago, que Roosevelt constitue un orchestre, The Honey Drippers, qui va donner une nouvelle orientation à sa carrière. Ceci fera l'objet d'un second volume consacré à cette grand figure du blues.
La copieuse production de Roosevelt Sykes pendant la période dont nous pouvons disposer des droits d'édition, nécessitait des choix qui, de fait, se sont imposés logiquement. Il y a d'une part les débuts à St. Louis sur de multiples labels et sous autant de pseudonymes qui couvrent la période 1929-1933 (5), d'autre part l'époque "classique" Decca/OKeh qui voit le bluesman parvenir à maturité et qui s'achève en 1942, et enfin la période dite Rhythm & Blues de l'après-guerre durant laquelle le chanteur-pianiste va diriger et faire tourner un orchestre comprenant cuivres, anches, guitare... et renouveler substanciellement son répertoire. Nous avons donc choisi le dyptique 1934/1949, nous réservant éventuellement le droit de revenir plus tard sur ses débuts.
«Bien qu'il fut un excellent pianiste de morceaux rapides et de boogies, c'est dans les tempos moyens et lents que Sykes se fit le plus novateur. Il sépara clairement les fonctions des deux mains, soutenant le tempo d'une profonde basse roulante avec la gauche, tandis que la droite courait sur le clavier comme un instrument soliste, à la manière des trompettistes ou plus tard des joueurs de guitare électrique.» Ce commentaire judicieux de David Evans (6) s'illustre parfaitement à l'intérieur de l'objet rond que vous avez entre les mains.
Jean Buzelin
Notes :
(1) Son frère Walter en 1929 et sa sœur Isabel en 1933 ont été enregistrés.
(2) Voir le CD St. Louis Blues (EPM/Blues Collection 158392).
(3) Voir le CD Walter Davis (EPM/Blues Collection 159492).
(4) D'après Paul Oliver, Screening the Blues (Cassell & company Ltd, Londres 1968).
(5) Deux titres figurent sur le CD St. Louis Blues (cf. 2)
(6) In Nothing But The Blues (Lawrence Cohn dir., Abbeville, Paris 1994).
Nous remercions chaleureusement Jacques Demêtre et Jacques Morgantini dont les 78 tours ont largement contribué à la réalisation de cette anthologie.
While fat people often have a reputation for being jolly, funny, “life-and-soul-of-the-party” types, it may be that at least some of them use this cheerful exterior to hide an inner world of deeper feeling.
When Roosevelt Sykes was discovered in the 60s, his broad face topped by a trilby or a beret, a huge cigar stuck between his lips, his good-naturedness, loquaciousness and gift of repartee, plus the energy with which he hammered away at his piano, meant that he was automatically classed as an entertainer, a sort of blues version of Fats Waller crossed with Willie “The Lion” Smith i.e. a typical bar-pianist. But there was more to him than that. Of course, those who saw his concert or club performances, or maybe heard him during some programme transmitted from a New Orleans tourist spot, appreciated his ability to create a lively ambience, his vivacity and his exchanges with his audience. Yes, he could be repetitive but his work was always straightforward, honest and true to the man himself.
Our cover photo, taken during the Decca period that corresponds to this CD, shows a still slim man with a decided air about him, more like a businessman than a bar-pianist! The face is wide and square but less obvious is the pale skin, covered with a mass of freckles, and the almond-shaped eyes. The face of a professional pianist and singer who, for sixty years made a living from his music, a record among bluesmen, playing and recording non-stop.
Roosevelt Sykes was born on 31 January 1906 in Elmar, Arkansas. The family, comprising four children (1), settled in St. Louis in 1909. His father, an amateur musician, died in 1912 and his mother in 1913 and the young Roosevelt was brought up near West Helena, Arkansas, by his grandfather who taught him the rudiments of the organ that he began to play in church from the age of ten. He changed from organ to piano around 1918. He used to listen to local pianists, Jessie Bell, Baby Sneed, Joe Crump and Cranston Hamilton, none of whom were ever recorded, and from 1921 onwards began playing in gaming houses and barrelhouses around West Helena. He also moved around quite a bit.
Between 1925 and 1927, Roosevelt met pianist Lee Green in Louisiana and followed him throughout Mississippi and elsewhere. Green, a pioneer of piano country blues, taught him the famous 44 Blues with its characteristic syncopation that he had borrowed from the Vicksburg Blues of Little Brother Montgomery who, himself, had heard it somewhere or other, etc. etc. in the time-honoured tradition of oral transmission.
Roosevelt’s break-through came when he settled in St. Louis in the late 20s. Both the town itself and its East St. Louis suburb, with their large, insalubrious, teeming ghettos, were a particularly fertile breeding-ground for the blues (2) and Sykes soon made a name for himself working the clubs. But, most importantly, he took note of everything that was going on. He soon struck up friendships with local bluesmen, Clifford Gibson, Peetie Wheatstraw, Henry Townsend, Jimmy Oden among others, and producer Jesse Johnson (2) hired him as a talent scout. Sykes had a stroke of luck when he discovered the young singer Walter Davis entertaining customers in a third-rate bar. During the following four years he became his regular accompanist on all his records (3). Studios in New York, Richmond, Chicago, Cincinnati, Grafton, Memphis, Louisville now began to appreciate Syke’s vigorous, powerful and varied piano style. In spite of a self-taught technique and a liking for metrical “short-cuts”, abrupt and often surprising breaks, and an obvious contempt for a regular beat when accompanying himself, Roosevelt Sykes’ original, often brilliant, never monotonous playing provided a perfect backing for numerous singers, both male and female.
In fact, his career really took off in 1929 with the numerous records which appeared under many different names, according to the label. First under his own name Roosevelt Sykes for OKeh in 1929, under that of Dobby Bragg (his mother’s name) for Paramount in 1929/30, then as Willie Kelly for Victor from 1930 to 1933 and Easy Papa Johnson for Melotone in 1930, returning to his own name for Champion in 1932 etc. It was in September 1929 that he accompanied Edith Johnson on her first recorded version of Honey Dripper Blues for Paramount and acquired the nickname that was to be his for the rest of his life. Edith Johnson coined the euphemism “Honey Dripper” to avoid the censorship that some labels exercised on sexually explicit lyrics: “I was thinking up words and trying to think of titles that no one had used. Well, I thought of one…but I couldn’t use that! So instead of usin’ the right words I changed it to Honey Dripper.” (4)
With his reputation now firmly established, the piano-vocalist appeared in the bars and clubs of Memphis and Chicago and then, in 1934, signed an exclusive contract with the English Decca label that had just set up studios in the States. He recorded for them under his nickname Honey Dripper, mainly solo (sometimes with guitarist Kokomo Arnold), then frequently with the backing of a drummer, occasionally even Big Sid Catlett in person, at the time a member of Louis Armstrong’s orchestra! These sessions, all first-rate, produced some of the greatest classics of all time: The Honey Dripper, of course, but also Dirty Mother For You with its lyrics living up to the suggestive title, Night Time Is The Right Time, Have You Seen Ida B, Essie Mae, Right Now…not forgetting one of the best versions ever of 44 Blues.
Although active in the studios, Roosevelt Sykes toured extensively during the second half of the 30s, often accompanied by fellow-singers St. Louis Jimmy and Charlie “Specks” McFadden. Around 1940 he appeared at Nat Love’s Club in East St. Louis before moving to Chicago. He left Decca in 1941, returning to OKeh after a short spell with Columbia. However, a first excellent session was not followed up and of the sixteen titles recorded later only two were issued: Training Camp Blues, a theme linked to the war that the United States would soon enter, and Sugar Babe Blues on which Willie Dixon later based his My Babe, one of Little Walter’s hits, in 1955. The record ban, plus the fact that Sykes signed up with Victor again in 1944, probably prevented any other tracks being issued. It was during this period, when he was appearing at the Tin Pan Alley club in Chicago, that Roosevelt formed a band The Honey Drippers, which would give new impetus to his career and will form the subject of the second CD to be devoted to this outstanding blues personality.
Roosevelt Sykes’ recording output was enormous so, when it came to compiling this CD, we had to make a choice between the many tracks available to us. In fact, they fall into three distinct periods: his early recordings in St. Louis for numerous labels and under many different names cover 1929-1933 (5), then comes his more mature, classic Decca/OKeh period that ends in 1942 and finally we have the post-war Rhythm & Blues period during which he led and toured with a band including brass, reeds, guitar…at the same time extensively widening his repertoire. We have opted to concentrate here on 1934/1949, although at some later date we may return to his earlier recordings.
This CD illustrates perfectly David Evans’ comments on Sykes’ style. He points out that, although an excellent player of up-tempo numbers and boogies, Sykes was most inventive on medium-tempo and slow numbers, clearly separating the function of each hand, the left keeping up a rolling bass rhythm while he used the right as a solo instrument, in the manner of a trumpeter or some later electric guitar players (6).
Adapted from the French by Joyce Waterhouse
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