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Bernard HAILLANT / COMME EN SCÈNE
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AVEC CLAUDE GEORGEL ( Saxophone) / CD 1996 REMONTER LA RIVIÈRE
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Comme en scèneAvec Claude Georgel (saxophone) 1 Appel et promenade jusqu’au rivage 4’08’’Instrumental2 J’étais assis au rivage 4’48’’3 Ils habitaient un square 1’36’’4 Sépa-séparés 4’59’’5 Doux doux doux 259’’6 C’était un rude hiver 1’35’’7 Voir le bonheur 5’08’’8 Nuit d’asphalte 6’07’’9 Clitou et Pinou 3’15’’10 Ça m’est égal 2’28’’ *11 Ni vainqueurs ni vaincus 3’59’’12 Les enfants battus 4’42’’13 Le joueur de flûte 1’51’’ **14 Poémez 4’08’’15 Quand les ciseaux aboient 3’58’’ 16 Introtroto 1’03’’17 Le troto 1’06’’18 Troto suite 1 0’36’’19 Troto suite 2 1’17’’20 Les gosses du Ghana 7’14’’21 M’attends une fille au pays 2’41’’ ***22 Ignorance (un homme se tait) 4’02’’ Textes et musiques : Bernard Haillant sauf :* L’enfant et les sortilèges ( Colette / M. Ravel)** F. Gaël / J. Serizier*** M. Forestier
BERNARD HAILLANT
Naissance d’une œuvre
Quand il nous a quittés, prématurément, en 2002, Bernard Haillant avait, comme à son habitude, de nombreux projets en cours. Le temps lui a manqué pour réaliser celui-ci : faire reparaître, en disques compacts, ses huit premiers albums 33 tours, qui couvrent la première période de sa carrière discographique, de 1972 à 1987 et marquent la naissance puis la maturation d’une œuvre. Depuis la disparition des 33 tours, il n’existait qu’une sélection sur disque compact (Une Oreille dans l’dos) pour résumer ces années-là. Aujourd’hui, grâce au travail de ses amis, vous avez enfin entre les mains le coffret dont Bernard rêvait. Quant à ses disques compacts originaux réalisés ultérieurement (voir discographie), ils continuent, bien entendu (et bien entendus, espère-t-on !) de vivre leur vie.
Entre l’adolescent qui, vers les quinze ans, impressionné par Jacques Brel, se fait offrir une guitare et apprend à s’accompagner, et l’homme qui – en 1987 - livre sa méditation profonde sur la mort, en passant par le professionnel aguerri qui invite ses amis sur la scène du Forum des Halles un soir de 1984, pour fêter ses quarante ans, il y a certes un monde, fait d’apprentissage, de rencontres, de lectures, d’écoutes et de voyages multiples. Et pourtant, dans chaque disque, on rencontre un homme fidèle à lui-même, un adulte qui n’a jamais renoncé à sa part d’enfance. L’écriture, la musique et le chant sont chez lui intimement liés. Une nécessité vitale. Un besoin d’aller vers les autres. Et pour accomplir son projet, dès 1960 – vocation précoce ! -, il tourne avec les Baladins, écrit et interprète ses premières chansons, réalise un 45 tours autoproduit. Puis, en 1963 (avec Bel Air, label créé par Barclay), Bernard enregistre son premier 45 tours professionnel. Pour avancer, il va quitter en 1966 le Nancy de sa jeunesse pour le Paris des cabarets et de la Rive Gauche, encore très active. Le cabaret de la Contrescarpe, dirigé par Arlette Reinerg et Marot, l’engage comme chanteur (et parfois, aussi, comme…barman). La Contrescarpe, où se produisent des groupes comme les Enfants Terribles, des chanteurs «folk» comme Lionel Rocheman (fondateur des hootenannies au Centre Américain) ou Graeme Allwright. Jusqu’à la fermeture, en 1970, Bernard y côtoiera Jean Vasca, Jacques Serizier, Jehan Jonas, Paul Barrault, Nancy Davies Osthues (qui chantera sur son premier 33 tours) et d’autres chanteurs comme Marc Ogeret et Claude Vinci, ou comédiens comme Coluche (pour la petite histoire, Coluche remplace parfois Bernard quand il tourne en province !). Plusieurs de ces artistes deviennent des amis de Bernard. Tous l’aident à apprendre son métier, à construire un tour de chant. Durant cette période (1968), Bernard enregistre son troisième 45 tours, cette fois chez Decca.
En 1969, engagé en première partie de John Littleton pour une tournée sur la côte d’Azur, Bernard y chante avec Jean Humenry et Mannick (qu’il a connue un an plus tôt). Ils se font accompagner par Jo Akepsimas (piano et orgue) et Gaëtan de Courrèges (contrebasse). L’entente est si bonne que tous les cinq décident de se retrouver à Trébeurden durant l’été 1970 pour mettre au point un répertoire. C’est la naissance du groupe Crëche, avec lequel Bernard va tourner régulièrement tout en poursuivant, comme chacun des autres, sa propre création et sa carrière individuelle.
Souvenir de notre première rencontre : Autrans, Pâques 1971. Nous nous trouvons là comme participants à un stage sur la chanson, entourés de champs de neige, en compagnie du guitariste Guy Tudy, de François Rauber (orchestateur de Brel, d’Anne Sylvestre et de tant d’autres grands noms de la chanson) et, justement, du Crëche : Mannick, Jean Humenry, Gaëtan de Courrèges, Jo Akepsimas. Et Bernard. Tous communient dans l’amitié, déjà, la complicité, l’idéalisme. Tous veulent écrire avec leur esprit, chanter avec leur âme ; tous sont, d’ailleurs, liés à une maison de disques (Studio SM) de famille catholique, jusqu’alors spécialisée dans le chant liturgique. Tous sont amateurs de gospel et de negro-spirituals (ils ont, comme on l’a vu, tourné avec John Littleton ; c’est peut-être pourquoi leurs arrangements marient la guitare et l’orgue). Et tous cherchent, peu ou prou, à croître sur les chemins d’une chanson fraternelle mais non confessionnelle. En plus de la sincérité de tous, il y a chez Bernard, une véhémence de ton, une conviction de cœur. Ecoutez comme il décrit fraternellement la souffrance des autres («Ca fait grincer des dents»), comme il projette son amour dans l’avenir («Le Jour où nous serons vieux») ou avec quelle véhémence il parle à «Mes enfants» à la fin de son premier 33 tours, paru en 1972 et dont l’écriture des premiers textes remonte à 1964. Bernard, artiste fervent, élève la voix et cherche encore sa voie.
En deux ans, le style de Bernard Haillant mûrit, notamment au contact de Bernard Gérard, un excellent orchestrateur avec lequel la collaboration va s’avérer durable et fructueuse, quoique non exclusive. Les Riches heures du temps qui passe (1974), son deuxième album, développe de nouvelles propositions, dont les petits textes insérés entre deux chansons et dits d’une voix au timbre chaud et grave. Le ton enjoué, faussement léger, emporte les réticences. Bernard, à sa manière, est un rêveur et un révolté, témoin «La Boulangerie», où il entrevoit un monde déshumanisé. Le recueil se partage aussi entre la fuite du temps, une des obsessions de l’auteur, l’émerveillement de l’amour («Ma Femme», «Ma province»), l’enfantement («Le Ventre») et plus généralement son amour de la vie, qu’il interprète avec une grande force.
Le troisième opus, Petite Sœur des Iles (1976), est imprégné par les premiers voyages de Bernard Haillant dans les îles du Pacifique à l’océan indien, de Tahiti en Nouvelle-Calédonie, d’où il ramène cette lettre à «Dick-le-Mélanésien» : «Ton caillou, tiens-le bien», lui répète-t-il, conseil dont on ne comprendra que plus tard toute la portée. De même à propos de ces «Peuples du Pacifique» auxquels il s’adresse en même temps qu’à nous, ici et ailleurs, en pariant : «L’avenir est entre nos mains.»
Ce disque de citoyen du monde est aussi celui d’une plus grande cohérence entre les musiques, mélodies, instruments et rythmes, et le propos. La voix, les sons (vagues de l’océan, bongos de Claude Georgel, accordéon de Marcel Azzola et accompagnements du Crëche, seconde mouture, Charles Gancel et Didier Desmas succédant à Jo Akepsimas et à Jean Humenry), tout concourt à faire de cette Petite Sœur des Iles son disque alors le plus abouti.
Ballades d’un arlequin a été réalisé en 1978 mais il n’a pu paraître qu’en 1979. Haillant doit maintenant trouver le financement pour produire les disques, SM ne se chargeant plus désormais que de la distribution. Il faut se battre pour faire exister une œuvre créée et voulue hors des sentiers battus, hors des autoroutes du show-business. Cet album livre un travail vocal encore plus poussé que son prédécesseur. L’auteur, lui, est pétri de doutes («Croire ou pas croire»), révolté par la cruauté de l’homme envers l’homme : «Ce matin, petit arlequin/Y a des gens très bien/Qu’ont du sang sur les mains»). Mais aussi, l’homme adulte revient sur ses souvenirs et sur ses pensées d’enfance («Le vieil homme»), évoquant son père («J’ai souvenir d’un temps lointain»), avant d’aborder des sujets plus ouvertement sociaux («Noël en novembre», «Joie distraite»). Le discours social n’est jamais convenu, ni dogmatique. Il parle de «vraies gens». Un chanteur à hauteur d’homme, dont la voix s’entoure d’un quatuor à cordes, de bois et de cuivres, révélant enfin un artiste complet.
Il est beau de commencer un disque par «Quand je serai heureux», surtout en rêvant de nous offrir ce bonheur en partage – et malgré les doutes. C’est ce que fait Haillant, rêveur sans illusion, avec Des Mots chair, des mots sang, album qui magnifie ses thèmes de toujours : l’enfant qui va naître, la joie des corps et des cœurs qui se donnent, bref «La vie, l’amour, la mort». Autre partage, celui de la parole, avec une petite écolière de Jussy (dont l’une des filles du chanteur, Fanny, lit une amusante lettre), ou avec d’autres auteurs amis, tel Michel Boutet («La p’tite fille du cinquième»). Haillant ose aussi, tout en se moquant de lui-même, devenir – à petites mais résolues doses – «un chanteur engagé», quand il décrit pour «François» la vie dans une France de bonne conscience dont, hasard, le nouveau président, élu sous étiquette socialiste, porte le même prénom. Son François à lui est un ami lointain, grâce auquel l’auteur rejoint les autres, tous les amis connus ou non, dont il énumère la litanie des prénoms, comme le fit avant lui un Raoul Duguay – et le parallèle n’est pas gratuit. Bernard Haillant, qui vit «en négritude», est cohérent avec lui-même depuis «Peuples du Pacifique».
La palette sonore se partage entre les arrangements et les orchestrations de Bernard Gérard, de Patrice Caratini et du chanteur lui-même qui, récemment, a exercé ses talents en la matière sur les disques de deux belles chanteuses : Jacqueline Farreyrol et Angélique Ionatos.
Le disque reçoit, en cet automne 1981, un Grand Prix de l’Académie Charles Cros. «Ohé, de la mappemonde, y a-t-il encore du monde ?», s’écrie et s’inquiète Bernard en concluant l’album. Rassurons-le : il y en a de plus en plus…
Paru au printemps 1984, Du Vent, des larmes et autres berceuses reconduit le trio Haillant/Gérard/Caratini pour les orchestrations. Ce mémorable recueil, tout de pudeur et d’émotion retenue, commence lui aussi par une audace : un hymne à «L’homme qui pleure», célébré comme un véritable héros national, voire un chef d’œuvre en péril. Même la chanson de variété va commencer à reconnaître les hommes fragiles, à l’image d’un Alain Souchon. En face 2 (plage n° X sur le CD), Bernard propose une audace, sonore cette fois, en expérimentant la sanza puis l’orgue à bouche, deux de ses trouvailles pour décrire la beauté de l’eau salée. De plus en plus, il introduit d’autres procédés : dialogue chanté avec son autre fille, Marie-Reine, collage de textes différents d’un autre auteur (le Belge Jean Pico), conte faisant appel à l’expérience enfouie dans toutes les mémoires…Haillant devient conteur autant que chanteur et procède à une mise en scène sonore de ses disques comme de ses spectacles. Et puis on retiendra un autre sommet d’émotion chantée : «Une mort douce», dédiée à un père récemment parti. Rarement, dans la chanson française, a-t-on traité ainsi de l’ultime expérience humaine.
Le 24 septembre 1984, pour fêter ses quarante ans, le chanteur réunit ses amis, dans la salle et sur la scène du Forum des Halles. C’est l’occasion d’entendre, le temps d’un concert et de cet album public, comment fonctionne le répertoire avec d’autres interprètes, comme Michel Boutet pour «La petite fille du cinquième», Angélique Ionatos pour «Je vis en négritude» ou Eve Griliquez pour dire la «Boulangerie». Bernard est reconnu par ses pairs et par un public croissant.
Il ne lui reste plus, si l’on peut dire, «qu’» à Remonter la rivière. Celle du temps, celle de l’enfance, celle de la naissance. C’est le souvenir enfoui de la mort d’une mère qui ressurgit après tant d’années et qui, cette fois, interpelle la vie.
Ce disque, poignant, est un cycle, une sorte d’oratorio que l’auteur dédie, non seulement à sa mère disparue mais à la mort en général et donc, bien sûr, à la vie. A l’aide de citations musicales (la Danse Macabre de Paul Dukas), de vocalises frémissantes, de cris et de résonances, Haillant tente d’exorciser celle qui, en lui arrachant sa mère, est venue lui rappeler qu’il avait «une vieille ardoise de larmes» à régler («Non, je n’ai pas pleuré»). Et aussi, des comptes avec l’église qui l’a dupé, comme sa mère et comme tant d’autres («Dieu est très occupé»). Le règlement de cette ardoise-là est d’un humour féroce et l’interprète s’y révèle un formidable comédien. Mais qu’on ne s’y trompe pas : si «Les sacrements sont passés de mode», l’opium du peuple, sous d’autres apparences, a encore bien plus que de l’avenir. Quel que soit le nom de l’aliénation, Bernard Haillant ne sera jamais dupe. Il a payé le prix fort pour devenir un homme libre.
Jacques Vassal – août 2006