JEAN-MICHEL CARADEC
Celui qui a le pouvoir d’aimer
Jean-Michel Caradec lègue au patrimoine de la chanson française une centaine de compositions. Mais qui est cet éternel jeune homme disparu si tragiquement ? Qui se cache derrière cet être emporté si jeune qui se qualifiait lui-même « d'enfant supranaturel de Charles Trenet et de Bob Dylan » ?
Cette année-là, la pipe de Georges Brassens s'éteignait à tout jamais, laissant planer les effluves de la verve de l'anticonformisme de l'auteur du Gorille.
Cette année-là, des volutes de fumées emportaient Bob Marley, plongeant toute une génération dans le deuil de son « Rasta Prophet ».
Cette année-là, le 29 juillet, sur l'autoroute, près de Rambouillet, une CX s'encastrait sous un camion. À son bord, un homme. Il ne partait pas en vacances. Il rejoignait la tournée France Inter à Tours. Il était auteur, compositeur, interprète.
Cette année-là, il aurait eu trente-cinq ans. Il s'appelait Jean-Michel Caradec.
C'était l'année 1981.
Un enfant de la pointe bretonne
Jean-Michel Caradec est né le 20 septembre 1946 à Morlaix, dans le Finistère. Sa famille vit alors à Locquénolé, à quelques kilomètres au nord. Sa mère, Marie, y est directrice d’école. Son père, originaire d’une famille d’agriculteurs à Kerlouan, est officier marinier (fusilier-marin) dans la Marine Nationale. Ils sont déjà parents d’une petite Nicole, née dix ans auparavant, en 1936. Après cette parenthèse entre Locquénolé et Brignogan, dont Jean-Michel parlera souvent avec nostalgie, la famille emménage à Brest en 1954, ville où ses parents et sa sœur étaient installés avant sa naissance. Il y poursuivra sa scolarité jusqu’au baccalauréat, option philo, qu’il décrochera en juin 1964, avec mention « assez bien ».
Education musicale
Il n’a que huit ans, à la rentrée 1954, lorsque ses parents l’inscrivent à l’École Nationale de Musique de Brest. Il y apprend le solfège, puis commence l’apprentissage de la flûte traversière en septembre 1955, qu’il abandonnera en 1963. À l’occasion de son 16ème anniversaire, Nicole, sa sœur ainée, alors âgée de vingt-six ans, lui offre sa première guitare. Autodidacte, et fort de son enseignement musical, l’adolescent progresse rapidement et pose sa voix claire sur les mots des autres.
Il confronte rapidement son talent au verdict du public à l’occasion des Tréteaux Chantants, un concours de chant organisé dans le cadre de la Quinzaine commerciale de Printemps. Lors de la finale, les résultats des concurrents étaient mesurés par un applaudimètre. Il fallait donc avoir, soit du talent soit beaucoup d’amis, si possible les deux, pour avoir une chance de gagner !
Le 12 juin 1965, Jean-Michel Caradec finit 16e devant une salle comble où s’étaient entassées près de 3000 personnes. En avril 1966, il remporte les sélections du quartier de Saint-Marc et finit 5e de la finale en interprétant la chanson Potemkine de Jean Ferrat. Un an après, il enlève brillamment, devant vingt-et-un autres candidats, l’éliminatoire de la place Strasbourg en séduisant un auditoire considérable grâce à son interprétation de la chanson Santiano, rendue populaire en 1961 par Hugues Aufray. Il ne sera cependant pas qualifié lors de la demi-finale.
D’allure fragile, mince, des lunettes vissées sur le nez, Jean-Michel n’a rien d’une future vedette à cette époque. Son ami José Le Moigne décrit un lycéen « plutôt introverti, mal à l’aise dans son corps, mais avec déjà un fort désir d’être reconnu sans bien savoir en quoi ».
L’art de la rime
S’il y a la musique (il est fan absolu de Bob Dylan et de Donovan), il y a aussi les textes et c’est également à Brest que la dimension poétique de son œuvre prend sa source. Dans les années 1960, le poète Jean-Yves Le Guen (décédé en 2015), initié à la poésie par Saint-Pol-Roux et qui fut l’ami de Léopold Sédar Senghor, animait un groupe de poésie vivante à la Société d’Etudes. Nombreux sont ceux qui « font cercle » autour de lui, Jean-Michel Caradec et son ami José Le Moigne en font partie.
Des mots à mettre en musique… La musicalité des mots… Jean-Michel Caradec se délecte. Il est en train d’écrire une nouvelle voie, trace sa route, et c’est avec des rêves plein la tête qu’il quitte Brest vers son destin parisien.
Paris… tenté
1964 : Son parcours à Paris commence par des études, qu’il entreprend « pour faire plaisir à mes parents, et les rassurer, en attendant l’étincelle», dira-t-il. Il suit donc durant deux ans la préparation à l’École Normale Supérieure du Lycée Henri IV, option géographie, et se destine au professorat. Il y renonce finalement en échouant volontairement à l’examen avec un zéro éliminatoire à l’épreuve de mathématiques, puis rentre à Brest.
Plus que jamais animé par le plaisir des mots, il continue de s’initier à la poésie auprès de Jean-Yves Le Guen, et participe à un week-end des « Poètes de l’Ouest ». C’est à cette époque qu’il écrira Les deux hémisphères pour son ami José, chanson qu’il enregistrera sur son deuxième 45 tours, trois ans plus tard.
A la rentrée 1966, il s’inscrit à la fac et y obtient son DEUG de géographie. Il le racontera des années plus tard : « J’étais un brillant étudiant en géographie lorsque le démon de la chanson s’empara de moi malgré les larmes de ma mère et les angoisses de mon père. »
Les évènements de Mai 68 le marquent et l’inspirent. Il écrit sa future célèbre chanson intitulée tout simplement Mai 68, qu’il voudrait voir interprétée par Serge Reggiani. Celui-ci, artiste connu pour son engagement à gauche, rencontre un grand succès et est une des figures artistiques du mouvement de l’époque. Mais les vacances d’été arrivent sans qu’il parvienne à établir le contact. C’était sans compter sur un clin d’œil du destin…
L’étincelle
1968, Jean-Michel a 22 ans. Il s’installe pour l’été dans la maison familiale de vacances à Brignogan. Cheveux longs et chemise à carreaux, il gratte, compose, et écrit dans « la mansarde », cette pièce sous le toit dans laquelle il aime s’isoler. C’est là que tout a commencé. Elle conservera pour lui une grande importance tout au long de sa vie. Avec ses quelques compositions en poche, il se produit dans les bars et restaurants aux alentours, notamment dans le café de celle qu’il appelait « tante Yvonne » sur la place centrale, en face de la mairie.
Quand le cinéaste polonais Walerian Borowczyk débarque à Kerlouan, à quelques encablures de Brignogan, pour tourner Goto, l'île d'amour, il accourt. À Pierre Brasseur qui tient le rôle-titre, il expose son cas : il a dans sa besace quelques chansons qui n'attendent que leur interprète. Le comédien accueille généreusement l'inconnu, ils sympathisent et conviennent de se retrouver à Paris, une fois le film achevé. Reconnaissant, Jean-Michel raconte : « Brasseur, ça a été mon père Noël puisqu’il m’a ramené dans sa hotte à Paris et c’est comme ça que tout a commencé ».
Goto, l'île d'amour mérite la parenthèse. Borowczyk, pose alors la première pierre d'une œuvre cinématographique remarquée, entre surréalisme tourmenté et érotisme lyrique. Une ambiance que l'on retrouvera précisément chez Jean-Michel Caradec.
Le jour convenu, Jean-Michel « monte à Paris » avec sa guitare et 270 francs en poche (à peine plus de 40 euros...). Dans les premiers temps, il passe une semaine chez Pierre Brasseur à mettre en musique des textes de l’acteur. C’est alors qu’il lui présente un certain Serge Reggiani… Mais lorsque Jean-Michel lui propose sa fameuse chanson Mai 68, le chanteur ne se montre pas intéressé car, selon lui, mai 68, c’était déjà du passé. Rapidement, Jean-Michel se retrouve « à sec » et Reggiani, désireux tout de même de l’aider, l’embauche en qualité de secrétaire. Cette « collaboration » ne durera qu’un mois, mais elle lui ouvre les portes de la maison de disques Polydor.
De l’ombre…
Du week-end poétique de 1966 au premier 45 tours de 1969, l’évolution esthétique du chanteur est impressionnante : le regard, sans lunettes, et la chevelure longue contrastent avec l’allure plutôt passe-partout du passé. Un an plus tard, il se défendra de considérer sa chevelure noire et abondante comme « un élément de la panoplie dont s’entourent trop volontiers beaucoup de jeunes chanteurs ». C’est simplement qu’il se « préfère comme cela. Voilà tout ».
Mais les premières années sont difficiles. L’échec de ses deux premiers 45 tours donne lieu à un commentaire de sa part en avril 1970 où il évoque « le barrage des vedettes ». Conscient que le lot des jeunes chanteurs est de « faire antichambre » quelques temps, Jean-Michel ne perd pas espoir et pense, à ce moment, pouvoir « percer » dans les trois années à venir. « A cette époque, je devais avoir quatre ou cinq galas par an pour des cachets misérables, ce qui ne me permettait pas de vivre ».
Sur le plan matériel, il vit modestement quelques temps dans un logement d’une pièce, dans le 3ème arrondissement parisien. Marié à Patricia en 1970, il devient père en septembre 1971, avec la naissance de leur fils Florian. La famille déménage alors à Fresnes, dans une cité dortoir.
Dans l’attente de la sortie de son premier album, il se produit dans les cabarets et les clubs de la capitale. Il enregistre encore quatre 45 tours qui ne rencontrent pas le succès. Sa maison de disque songe même à ce moment-là à rompre son contrat, mais il parvient in extremis à y décrocher un poste de directeur artistique, grâce à Jacques Bedos, une figure de la maison Polydor. Jacques Bedos, qui avait - ou allait avoir - en charge des Georges Moustaki, Maxime Le Forestier, Henri Tachan, Dick Annegarn, etc... va jouer un rôle-clé : «J'ai adoré tout de suite. Jean-Michel Caradec possédait une vraie personnalité vocale, et c'était évident qu'il pouvait décoller. Comme il préférait travailler avec de jeunes directeurs artistiques, je lui en avais affectés. Mais il fallait l'aider, il était vulnérable... ».
… à la lumière
En 1973 sort son premier album, Mords la vie. S'il avait signé lui-même plusieurs de ses orchestrations et collaboré notamment avec François Rabbath et Benoît Kaufman, Jean-Michel Caradec bénéficie dès lors de l'apport d'un jeune arrangeur qui monte, Jean Musy : « Je savais que Jean-Michel voulait travailler avec un orchestrateur. Dès que l'on s'est rencontrés, il y a eu un courant de sympathie et une amitié latente. Il m'a donné les chansons nues, à la guitare, il m'a laissé travailler et il a découvert les playbacks en studio au moment de chanter dessus. On n'a pas eu le moindre heurt, et on est sortis de cet album heureux comme des gosses ».
En novembre de la même année, il est invité par Maxime Le Forestier pour deux Musicorama à l’Olympia. Celui qui deviendra son ami remporte un vif succès avec la chanson Mai 68 et prend soin de toujours citer son auteur. Le concert est enregistré et paraît en 1974 sur l’album : Olympia 73. Ce n’est pas encore suffisant pour le sortir de l’anonymat, mais Jean-Michel Caradec s’est attiré la bienveillance des gens du métier. Après cet évènement, il suit Maxime Le Forestier en tournée durant laquelle il assure les premières parties. Il y en aura d’autres. Dans son autobiographie en 2011, Maxime Le Forestier se souvient : « Nous avons passé des heures et des heures en voiture. Il était très sympa débitant des blagues qui n’étaient jamais drôles, si bien que je finissais par en rire… Pendant longtemps, je l’ai eu en première partie de mes tournées. J’invitais Joël Favreau, Geneviève Paris, parfois Yves Duteil, mais c’était Caradec que je choisissais le plus souvent ».
C’est en 1974, avec son deuxième album et le tube Ma petite fille de rêve que Jean-Michel entre de plain-pied dans la notoriété. La presse spécialisée écrira quelques mois plus tard : « Grâce à New York et Ma petite fille de rêve, Jean-Michel Caradec vient de prouver que les chemins de la poésie mènent parfois à la gloire ».
Reconnaissance
À partir de 1974, commencent alors des années très riches en concerts et apparitions médiatiques. Mais, même s’il passe à la radio, il conserve son poste de directeur artistique chez Polydor. Cela lui vaut d’accueillir un certain Didier Barbelivien qui acquerra ensuite la notoriété que l’on sait. Jean-Michel l’encourage.
En juin 1975, sa participation au Festival du Marais, à Paris, lui vaut les louanges du journal Le Monde : « Caradec n'est pas seulement un des rares jeunes compositeurs authentiques de l'Hexagone. La force, l'aisance, acquises en deux ou trois ans, le placent dès maintenant parmi les premiers ».
À partir de l’été, il fait les premières parties de Serge Lama durant plusieurs tournées. Le 27 novembre, il l’accompagne lors d’une émission Le Grand Échiquier dont Lama est l’invité d’honneur. Une émission comme une autre, parmi les nombreuses auxquelles Jean-Michel participera au cours de ses douze ans de carrière. 1975, c’est aussi l’année de sortie du troisième album Île. Le titre éponyme devient également un tube.
Avec le succès, la situation matérielle s’améliore. Il déménage avec sa famille à Saint-Cloud, dans une grande maison en meulière. Il fait l’acquisition de la cave, du rez-de-chaussée et du premier étage. La famille s’agrandit fin décembre 1975 avec la naissance de sa fille Madeline. Il investira ensuite lourdement pour transformer la cave en studio d’enregistrement qu’il baptisera du prénom de son fils « Studio Florian ». Ce studio entrera en service à partir de 1978. Il créera également une maison d’éditions, « Madeline Songs ». Cette volonté d’autoproduction et d’autonomie vis-à-vis des maisons de disques, sur les plates-bandes desquelles il risque de marcher, est novatrice pour l’époque.
Le 9 février 1976, il est tête d’affiche à l’Olympia. Il continue à faire des premières parties, notamment de Georges Brassens à Bobino. Grand amateur de football, c’est à cette époque qu’il compose la musique de Allez Laval qui restera l’hymne des supporters lavallois pendant plusieurs années.
Sa Bretagne
En 1977 sort le 33 tours Ma Bretagne quand elle pleut. Son titre phare est un nouveau succès. La chanson est nostalgique et poétique, et s’inscrit dans une vision intemporelle. La chanson célèbre la Bretagne dans une période d’affirmation identitaire.
Avec Ma Bretagne quand elle pleut, Caradec décroche le Prix de la SACEM. Après Le Forestier, mais aussi Serge Lama, c'est Brassens qui l'invite en ouverture de rideau à Bobino. Des allures de consécration... L'Arlequin est-il devenu un homme heureux ? Extrait du même album, le titre Dans ma peau le laisse à penser : « Aujourd'hui je mange et je bois à tire-larigot, je ne suis toujours pas bien gros, mais j’suis bien dans ma peau ». La réalité n'est pas si simple. Deux ans plus tard, sur une compilation Paroles et Musique parue chez RCA, Caradec écrit : « Je chante parce que je suis bien dans ma peau même si je suis parfois mal dans ma peau... parce que souvent ça fait du bien d'être mal dans sa peau ». Rien de neuf sous le soleil des angoissés. « C'était un personnage qui paraissait extrêmement fragile, mince, maigre », dira Maxime Le Forestier. « Jean-Michel était un écorché vif en quête d'amour idéal », ajoute sa sœur Nicole.
Un artiste au talent polychrome
La même année, il reçoit un second prix de la SACEM Chansons pour enfants, pour son album sorti en 1976 sur lequel on retrouve entre autres La colline aux coralines et Quand l'école est finie (texte de Pierre Grosz). Pour l’anecdote, ambiance familiale oblige, on y entend les voix de son fils Florian, ainsi que celles de Cécile et Pierre Musy, les enfants de son arrangeur Jean Musy, et Aurélien Dejacques, fils de son directeur artistique Claude Dejacques. Dans un témoignage amusant datant de 2003, Cécile témoigne : « Aurélien Dejacques, Florian Caradec, mon frère Pierre et moi devions chanter pour cet album. C'était les années 70, alors il faisait extrêmement chaud sous les cheveux longs... Les enfants étaient tellement survoltés que j'ai fini par chanter, seule et intimidée, ces fameux "lalalas" très faux sur la fin des Secrets. Faux certes, mais que chacun trouva alors apparemment fort charmants ! ».
Fin décembre 1977, la prestation de Francis Cabrel à l’Olympia, en première partie de Dave, éveille l’intérêt de Jean-Michel, qui va le voir dans sa loge. Ils se lient d’amitié et chanteront plusieurs fois ensemble, entre autres dans un club de Metz, le Caveau des Trinitaires. Par la suite, Cabrel reconnaîtra que Caradec faisait partie d’une famille de chanteurs dans laquelle il pouvait « se reconnaître sans être obligé de se renier ».
Le 17 mars 1978, il apprend par les medias le naufrage de l’Amoco Cadiz. Le lendemain, il est à Portsall pour constater l’ampleur de la catastrophe écologique. Très marqué, il restera quelques jours le long de la côte avec son ami Michel Pagnoux. Sur le chemin du retour vers Paris, il s’arrête à hauteur de Chartres dans un petit bistro-restaurant où il écrit les paroles de la chanson Portsall en environ dix minutes. « Ils ont peint de noir nos sirènes / Ils ont pétrifié nos bateaux / Mais faudrait pas croire que la haine / Se calme avec les mortes eaux ».
Quelques mois plus tard sort l’album Sous la Mer d’Iroise… Portsall. Coiffé d’une casquette de marin pêcheur et le cou entouré d’une écharpe arborant le Triskell, les hermines et les couleurs du Gwen ha Du (le drapeau breton), il accentue encore son image bretonne.
Cette même année, il signe également deux chansons sur l’album de la comédie musicale Le rêve de mai, à l’occasion du 10ème anniversaire des évènements de mai 68 et reçoit le prix du haut comité de la langue française 1978.
Pendant toutes ces années, Jean-Michel Caradec a tourné sous son propre nom, en France et en Belgique, à un rythme d’environ soixante dates par an, ce qui représente plus d’un concert par semaine. Il est connu dans toutes les provinces de France, où il effectue de nombreuses tournées sur des scènes réputées comme dans de plus petites salles. En 1975, il déclarait préférer au grand public des music-halls les Maisons de Jeunes où il se produisait seul avec sa guitare.
Dernier virage
En 1979 sort l’album Parle-moi qui annonce un virage musical vers un style plus « rock ». Le rythme de chansons comme Maryline ou les tonalités plus sombres, blues et électriques de la chanson Beaubourg Street, tranchent avec le style des réalisations précédentes. Enfin, cet album fait aussi figure d’hommage à Dylan, éternel maître à jouer de Jean-Michel, en particulier la chanson phare Parle-moi, qui est à la limite de l’imitation dans les premières intonations. Ce sera le dernier album paru de son vivant…
Mercredi 29 juillet 1981 : depuis 12h14 en France, les medias ne résonnent que du « oui » entre le Prince Charles et celle que tout le monde voulait imaginer en princesse de conte de fée : Lady Diana. Mais au cours de la nuit, les ondes radio diffusent une terrible nouvelle : Jean-Michel Caradec est mort. Il s’est éteint dans la soirée à l’hôpital de Rambouillet où il avait été transporté, grièvement blessé, quelques heures plus tôt, suite à son accident de la route. Il sera inhumé le samedi 1er août dans la tombe familiale, au cimetière de Recouvrance à Brest. D’après sa sœur, il voulait « être incinéré et que ses cendres soient dispersées au large des rochers de Kerlouan et de Brignogan qu'il adorait ».
La cérémonie a lieu à l’église Saint-Michel, en présence « de sa famille et de nombreux amis qu’il comptait dans la région ». Le vicaire, André Le Roux prononce, dans une émouvante homélie, des mots qui sonnent juste : « Il voulait vivre un rêve éveillé. Les contingences matérielles, la promotion sociale, il n’en avait cure. Il avait le goût de la beauté, d’une vie plus belle, d’une vie plus fraternelle. C’est pour tout cela qu’on l’aimait. Il nous laisse un message de vie, de fraternité ».
Album troublant
Peu de temps après sa mort, sort le dernier album dans lequel le public découvre Dernier avis, Passeport pour la mort, ou Je pars, des chansons aux paroles troublantes vu le contexte, et en contraste marqué avec celles de Mords la vie huit ans plus tôt. Que s’est-il passé réellement ? Ces mots ont suscité logiquement de nombreuses réflexions. Pour ceux qui l’ont connu, la question ne se pose pas : c’est un accident, d’autant que les textes de ces trois chansons ont été écrits, d’après la pochette, en mars et mai 1980, soit plus d’un an avant sa disparition. À ce moment-là, il fait un mois de récitals au Théâtre des Mathurins, dont il garde un sentiment de satisfaction même si ce n’était pas plein tous les soirs.
Sur ce disque figure également Le fil du Funambule, titre qui sera choisi pour sortir en 45 tours quelques temps avant l’album, et qu’il interprétera en juin 1981 dans l’émission L’Île aux enfants sur TF1. Fin juin, il était « reporter » pour France Inter sur les concerts de Bob Dylan dont il est un expert reconnu. Son décès laisse orphelin le 11ème Festival Interceltique de Lorient que Jean-Michel devait lancer, et qui aurait été l’occasion de vérifier comment ce nouvel album Dernier avis allait être perçu.
Si le contexte émotionnel de l’époque tend à mettre en relief les références à la mort, c’est moins dramatiquement l’idée de « départ » qui caractérise l’album, comme l’indique d’ailleurs l’image de couverture. Et en fait de départ, il s’agissait surtout d’un retour au pays…
En avril, il avait fait part à son ami José Le Moigne d’un projet d’installation dans la baie de Morlaix. Michel Pagnoux se souvient qu’il lui avait demandé de regarder s’il était possible de trouver une grande maison sur l’Île de Batz, où il aurait rapatrié le studio. Il avait confié à sa sœur Nicole : « Je veux vivre et travailler en Bretagne ». Dès 1979, il avait montré une certaine lassitude : « Actuellement mes espérances personnelles, c’est de pouvoir m’arrêter de faire le métier en tant que show business assez vite, je n’ai pas du tout envie de me retirer comme un ermite mais j’aimerais bien souffler un peu ».
En réalité, dès le début de sa carrière Jean-Michel a élargi son champ d’expression : « Mon ambition… est de composer et de chanter pendant une dizaine d’années. Après, j’écrirai des romans, des poèmes, et ferai de la mise en scène. J’ai déjà en tête plusieurs sujets de romans et de films », avait-il déclaré en 1970. L’horizon de ses projets ne s’arrêtait donc pas à la chanson. On ne peut réprimer un pincement au cœur quand on lit ce qu’il avait confié en 1976 : « Je déteste ne pas avoir assez de temps, c’est pourquoi j’espère ne pas mourir jeune, car j’ai encore beaucoup à faire ».
Un auteur à part
Tout intéressait Jean-Michel Caradec. Son regard se portait autant sur les relations humaines, amoureuses, que sur l’évolution des conditions sociales. Il s’adressait avec la même douceur aux jeunes femmes (Ma petite fille de rêve) qu’aux personnes âgées (De votre âge qu’il cosigna avec le regretté Kernoa, disparu en mars 2018) et savait aussi témoigner de ses craintes et de ses colères (Mai 68, La liberté).
Jean-Michel Caradec fut aussi mal compris des médias. On a vu en lui un auteur léger, voire mièvre. Pourtant, il suffit de tendre l'oreille à ses chansons ou de lire ses textes avec l'attention qu'ils méritent pour y voir une similitude certaine avec Rimbaud, l’auteur de Poésies, son livre de chevet.
Dans le personnage tout d'abord : la mort précoce, l'insoumission, la soif d'absolu et l'insatisfaction de Jean-Michel Caradec alimentent largement cette ressemblance. Il se fiche des valeurs bourgeoises et des convenances : « Je suis un saltimbanque / Qui se moque des banques » (Ma petite fille de rêve). Jean-Michel Caradec est un être entier. Ses choix obéissent à des convictions et sont orientés vers un idéal.
L'analogie avec Rimbaud se manifeste également dans l'expression poétique : « Ô île / Tu surgis de l'oubli / Ô île / Fille de l'infini » (Île) qui ne sont pas sans rappeler « Ô pâle Ophélia ! / Belle comme la neige » (Ophélie). Les chansons de Jean-Michel Caradec ne sont pas que de fraîches ballades : « Quatre moutons fument sur le balcon » (La colline aux coralines) comme il peut y paraître au premier abord, ou « Coccinelle est au bout de mon doigt » (La ballade de Mac Donald). Pas plus qu'elles ne sont des odes sur les éternelles amours adolescentes. Loin d'être légères, elles sont parfois sombres et sentimentales : « Si je te quitte un jour / C'est que je serai mort d'amour / Qu'à six pieds en-dessous / De ce monde de fous / Je t'aimerai encore beaucoup » (Si je te quitte un jour). Comme le costume d'Arlequin, son talent est polychrome. Jean-Michel Caradec, en breton, c'est « celui qui a le pouvoir d'aimer ». Un gros appétit de vivre, associé à un sens de l'humour bien à lui, l'amène à écrire d’autres textes. Ceux-là sont pleins de jeunes filles aux cheveux décoiffés, aux seins dressés sous des T-shirts encore froissés. On s'y encanaille sans remord. Et sans égard pour la « flicaille » ou les « jeunes filles de bonne famille ». C’est sensuel, réjouissant, jamais vulgaire.
Une sensibilité unique
L'œuvre de Jean-Michel Caradec reflète une sensibilité exacerbée. Son style est empreint d'une poétique audacieuse. Il a une prédilection pour les images, les personnifications : « L'arbre éclate de colère » (Mai 68). Il emploie de nombreuses métaphores dans son écriture « Et le sang des gars de Nanterre / A fait l'amour avec la terre / Et fait fleurir les oripeaux » (Mai 68). Il a aussi fréquemment recours à des inversions, procédé poétique courant : « Sous la mer d'Iroise / Est mon village englouti / Et dans mon cœur / Chante la sirène / De mes nuits » (Sous la mer d’Iroise).
La nature tient aussi une place capitale dans ses textes. Elle est pour lui un lieu de régénérescence où il peut échapper à l'oppression sociale : « Comme on ne veut pas vivre à genoux / Quand on nous emmerde on met les bouts » (L’atout cœur).
Les textes de Jean-Michel Caradec se nourrissent tant de personnages de légendes (Mélusine, Eurydice, Orphée, Le Petit Poucet, etc.) que de ses amours : sa fille et sa femme, auxquelles il dédie plusieurs de ses chansons (Madeline, Patricia, À ma femme, Celui qui volera sa poupée).
Mais un de ses thèmes récurrents est assurément la Bretagne, sa Bretagne : « On a tous un peu de nostalgie / Quand on a le mal du pays / Un petit coin de montagne / Un vieux rocher de Bretagne / Dans son cœur » (Au ciel de mai). Mais elle n'est pas pour autant une référence obsessionnelle, même si, lors de ses nombreux plateaux de télévision, il était présenté comme « le Breton, Jean-Michel Caradec ». Il n'a d'ailleurs jamais été ce que l'on nomme un militant breton.
Le lien à l'enfance
C'était un écorché vif, un révolté au cœur tendre : « On est romantique mais on dit / Qu'on est des bandits / Mais dites à vos petites sœurs / Que l'on est des bandits au grand cœur » (L’atout cœur). Des huit albums de sa trop courte carrière, il reste une œuvre d'une sensibilité absolue. C'était un homme fragile, un poète avec ses incertitudes : « La vérité est dans le doute » (Le fil du funambule) et ses blessures : « J'ai fait trop de chemin avec toi / Le voyage s'arrête là / C'est le terminus pour toi / Ne t'accroche pas » (Je pars). Un des derniers romantiques qui attendait beaucoup, sinon tout, de l'amour, de la vie, mais aussi un véritable épicurien, aimant le bon vin et la bonne cuisine !
Maxime Le Forestier se souvient d’un « rêveur avec les pieds sur terre ». Lucide sur lui-même, l’intéressé confiera : « Je ne porte presque jamais de montre… D’ailleurs je suis toujours en retard ».
Attachant, gentil, généreux, sensible, simple, sont les mots qui le caractérisent le mieux, au travers tant des témoignages de ceux qui l’ont connu, que de ses chansons. En 1970, un journaliste le qualifiait de « tenace, volontaire et confiant dans ses moyens. Jean-Michel suit courageusement le chemin de sa passion. Et du courage, il lui en faut ». L’intéressé raconte : « J’ai toujours cru en ce que je faisais, mais ça m’est arrivé quand même, dans des moments de cafard et de grosse déception, après des coups durs, de me dire je n’y arriverai jamais, mais ça ne durait pas longtemps ! ».
Son destin écourté ne lui a pas permis d'occuper la place qui lui revenait de droit dans la création hexagonale. Cependant, en moins de douze ans de carrière, il a imposé une écriture et un style qui restent à redécouvrir.
Mais tout au long de son chemin, par une nécessité presque vitale, Jean-Michel Caradec a pris soin du merveilleux fil d’or qui le reliait à l’enfance.
Les chansons de son album Chante pour les enfants de 1976 ont franchi les générations. En 2012, François Emile, instituteur à l’école de Guignière de Fondettes (Indre et Loire) publiait un CD enregistré avec ses élèves de CE2. La qualité de son travail lui valait les félicitations de Jean Musy, son célèbre arrangeur. Sur les réseaux sociaux, nombreux sont les témoignages de jeunes adultes se souvenant avec émotion des chansons apprises sur les bancs de l’école. Nombreux sont les parents signalant qu’ici ou là, dans une école de ville ou retirée au plus profond de nos campagnes, leurs enfants chantent les chansons de Caradec.
Coureur de vent
Combien d’auteurs de sa génération peuvent en dire autant ? Alors finalement, pour que cette œuvre magnifique traverse le temps, n’est-il pas là le vrai et unique message d’espoir ?
Jean-Michel Caradec, qui « a été très mal compris par les médias, et en a beaucoup souffert » — appuie également Patricia Caradec —, reste malgré tout largement présent dans nos mémoires. Ce que rappelle superbement dans son livre Piégée, la chanson... ? (Editions Entente, 1994), Claude Dejacques, son directeur artistique quatre albums durant : « Il était Breton, vraiment, coureur de vent, marin sur la terre, où les autos n'ont pas d'ailes. Il savait nous emmener en virée et de rêves en voyage, lançant sa voix comme ces trompes de mer, en avant des écueils. Peut-être aurait-il fallu mieux l'entendre et l'entourer à un moment ? Allez savoir ! Au champ de courses, les chevaux sans cavalier suivent les autres tant qu'on leur laisse une selle. Ailleurs, ils disparaissent et hantent les déserts rouges de leur galop effréné ».
Sources :
Rémi de Kersauson - Jean-Michel Caradec, mémoire retrouvée d’un poète musicien - Cahiers de l’Iroise n°227, décembre 2017
Renaud Marhic - La ballade d'Arlequin - Un autre Finistère - Mars 2002
Daniel Pantchenko - Jean-Michel Caradec, enfant supranaturel de Trenet et Dylan - Chorus n°16, été 1996.
Andrée Gerbaud – Livret de la compilation Jean-Michel Caradec - Universal - 2001