Auteur, compositeur et interprète français
Jean Tranchant occupe sans nul doute une place de choix dans cette génération d'auteurs/compositeurs/interprètes qui révolutionnèrent bel et bien la chanson française voici une bonne soixantaine d'année. Mais, alors que le tandem Mireille-Jean Nohain (auquel se trouvèrent fréquemment associés Jean Sablon et Pills et Tabet), Charles Trenet, Johnny Hess (pour ne rien dire de leurs successeurs dont l'étoile commença à monter après la guerre), sont aujourd'hui reconnus à leur juste valeur et fêtés, Tranchant paraît bien oublié, relégué. Un peu comme si l'on cherchait à l'éviter - comme s'il dérangeait... A peine s'il arrive parfois qu'on l'évoque à travers sa chanson la plus célèbre, Ici l'on pêche, enregistrée au début de 1934 et rééditée de temps en temps dans quelques compilations...
Il est vrai que, disposant d'une palette fort riche, fort étendue de thèmes, allant de la bluette charmante (Ici l'on pêche justement, ou bien Il existe encor des Bergères, Les Baisers prisonniers, Paris s'éveille, Comme une Chanson, Les Jardins nous attendent....) à la chanson féroce, grinçante, voire désespérée (on n'en trouvera guère dans ce disque, car ses œuvres très noires, il les interprétait rarement lui-même, préférant les laisser aux femmes!), il s'est plus d'une fois montré dérangeant, sinon inquiétant. Il est vrai aussi qu'adoptant souvent une attitude de dilettante, faisant de la chanson entre bien d'autres choses, il agaça nombre de ceux qui se donnaient comme de "vrais professionnels"; menant sa vie avec une désinvolture non dénuée de folie, il lui arriva de répandre autour de lui comme un parfum de scandale qu'on ne lui pardonna pas toujours. Il est vrai enfin que ses textes, écrits d'une plume raffinée, avec çà et là une once de préciosité, ont parfois dû laisser sur leur faim les admirateurs d'une chanson plus simple, plus directe...
Jean Tranchant
Jean Tranchant occupe sans nul doute une place de choix dans cette génération d'auteurs/compositeurs/interprètes qui révolutionnèrent bel et bien la chanson française voici une bonne soixantaine d'année. Mais, alors que le tandem Mireille-Jean Nohain (auquel se trouvèrent fréquemment associés Jean Sablon et Pills et Tabet), Charles Trenet, Johnny Hess (pour ne rien dire de leurs successeurs dont l'étoile commença à monter après la guerre), sont aujourd'hui reconnus à leur juste valeur et fêtés, Tranchant paraît bien oublié, relégué. Un peu comme si l'on cherchait à l'éviter - comme s'il dérangeait... A peine s'il arrive parfois qu'on l'évoque à travers sa chanson la plus célèbre, Ici l'on pêche, enregistrée au début de 1934 et rééditée de temps en temps dans quelques compilations...
Il est vrai que, disposant d'une palette fort riche, fort étendue de thèmes, allant de la bluette charmante (Ici l'on pêche justement, ou bien Il existe encor des Bergères, Les Baisers prisonniers, Paris s'éveille, Comme une Chanson, Les Jardins nous attendent....) à la chanson féroce, grinçante, voire désespérée (on n'en trouvera guère dans ce disque, car ses œuvres très noires, il les interprétait rarement lui-même, préférant les laisser aux femmes!), il s'est plus d'une fois montré dérangeant, sinon inquiétant. Il est vrai aussi qu'adoptant souvent une attitude de dilettante, faisant de la chanson entre bien d'autres choses, il agaça nombre de ceux qui se donnaient comme de "vrais professionnels"; menant sa vie avec une désinvolture non dénuée de folie, il lui arriva de répandre autour de lui comme un parfum de scandale qu'on ne lui pardonna pas toujours. Il est vrai enfin que ses textes, écrits d'une plume raffinée, avec çà et là une once de préciosité, ont parfois dû laisser sur leur faim les admirateurs d'une chanson plus simple, plus directe...
Un touche à tout de charme
Né à Paris le 4 février 1904 dans une famille aisée, ayant pour père un membre du barreau, le jeune Jean Tranchant passa lui-même une licence en droit avant de se tourner vers la peinture et la décoration. Admirateur de Modigliani, qu'il croisa en coup de vent peu avant la mort du grand peintre, il fut élève à l'école des Beaux-Arts. Il travailla ensuite avec Raoul Dufy dans les ateliers de décoration de la maison Paul Poiret, couturier révolutionnaire des années vingt. Inspiré à cette époque par l'œuvre d'un délicat poète aujourd'hui bien oublié, Paul-Jean Toulet, il confie, une quarantaine d'années plus tard aux Échos de la Mode : "Vers 1925, je fredonnais les refrains à la mode : Christiné, Scotto, Maurice Yvain... Un jour je découvris que les contre-rimes de Paul-Jean Toulet pouvaient très bien faire un mariage de raison avec la musique de Dédé. C'était très amusant d'harmoniser les mots rares et la mélodie populaire...". Pourtant, à ce moment-là, il ne songeait guère à embrasser une carrière de chanteur, bien qu'il fût déjà, en qualité d'affichiste de music-hall, en contact étroit avec l'univers du spectacle. Il fut également dans la seconde moitié des années vingt, tour à tour ou en même temps, décorateur, peintre, antiquaire, modéliste... En 1928, Jean Tranchant épousa Nane Cholet, rencontrée quelques années plus tôt alors que, comme lui, elle travaillait dans la décoration. Plus tard, comme lui, elle deviendrait chanteuse.
Dans un numéro de 1931 de la revue Cinémonde, une page complète est consacrée par un certain M. Sernac à Jean Tranchant, "l'homme qui éclaire les étoiles". Il n'y est à aucun moment fait allusion à la chanson, mais on y présente avec force détails des beaux objets dessinés et réalisés, en un style très art-déco, par le talentueux jeune artiste pour des vedettes de l'écran et de la scène. Ceux du cinéma sont évidemment à l'honneur (notamment Charles Chaplin, pour qui Tranchant vient de créer une sobre pendule de bureau), mais quelques monstres sacrés du music-hall, telle Joséphine Baker (acheteuse d'un très original aquarium), se trouvent également nommés. Tranchant s'amuse aussi à écrire quelques romans complètement introuvables aujourd'hui et, surtout, il compose des chansons que personne ne chante encore, sauf sa femme et lui, mais jamais en public...
De la chanson rosse à la chanson rose
C'est Lucienne Boyer, alors en plein succès grâce à sa création de Parlez-moi d'amour, qui s'avise la première que les chansons de ce charmant "designer" (comme on dirait maintenant) sont au moins aussi bonnes que les objets qu'il fabrique et vend fort cher ! En 1932, elle crée et enregistre La Barque d'Yves, une de ces (fausses) chansons de marins que Tranchant affectionne tout particulièrement. Le succès est immédiat et, l'année suivante, Lucienne récidive avec le très âpre Moi, j'crache dans l'Eau (que Germaine Lix chante elle aussi) :
"Pour pas m'écouter pleurer
Et pas savoir si j'ai des rides,
Moi, j'crache dans l'eau
Sur les poissons qui nagent,
Ca fait des ronds rigolos
Et puis ça soulage..."
Le ton noir est donné. En général, Jean Tranchant le réservera plutôt aux dames. A l'exception, néanmoins, de Joséphine Baker, à qui il donne le coquin Ram-Pam-Pam, que celle ci chante, en compagnie de Pills et Tabet, dans une revue du Casino. Mais les autres y passeront toutes : la belle Lys Gauty avec Départ; la tragique et rouge Marianne Oswald avec Le grand Etang (en collaboration avec Honegger pour la musique), l'atroce Complainte de Kesoubah, le très féministe Sans repentir, le pacifiste Appel; l'émouvante Fréhel avec le même (et toujours pacifiste) Appel; la Star du muet Pola Negri avec Mes Nuits sont mortes; la Star du parlant Marlène Dietrich avec Assez (la première chanson que Marlène, de passage à Paris à l'été de 1933, enregistre en français)... Il s'agit presque toujours de commandes urgentes et Tranchant arrive à peu près à chaque coup à satisfaire ses commanditaires. On trouvera les gravures de Marianne Oswald dans le disque qu' EPM lui a consacré (n°982272). Pour Madame son épouse, Nane Cholet, qui débute elle aussi dans le tour de chant (et dans un style "rive gauche" avant la lettre), Tranchant concocte des choses tout aussi sombres, mais peut-être encore plus personnelles intitulées Ainsi soit-il, Si j'avais été, La Courroie, J'ai pas la Gueule qui plaît aux Riches, ou Encore un Tour de Chevaux de Bois. Sans doute Paul-Jean Toulet fut-il effectivement sa première source d'inspiration, mais il est évident que, vers la fin des années vingt, d'autres influences plus radicales durent le marquer. On pense, en particulier, à l'ironie grinçante des Allemands, Bertolt Brecht, Kurt Weill et Hanns Eisler à leur tête... A cela près que chez cet auteur et ces compositeurs "engagés", la virulente critique sociale est censée provoquer une prise de conscience elle-même susceptible de faire bouger les choses dans un sens positif. Chez Tranchant, le constat est désespéré et rien ne changera.
Pourtant, à partir de 1933, quelque chose change, non dans l'ordre social, mais dans le ton de Jean Tranchant. Encouragé par ses interprètes, il se jette à l'eau à son tour et monte un de ces numéros de duettistes alors très en vogue (Pills et Tabet, Layton et Johnston, Richard et Cary, Charles et Johnny...). Celui-ci se présente sous le nom de Bill et Jim et interprète des airs légers (dont le Ram-Pam-Pam de Joséphine, Je n'veux pas aller au lit, Ecoutez Paris...), le plus souvent écrits par Tranchant. Or, ce Tranchant interprète ne pouvait guère chanter les choses cruelles qu'il donnait aux dames (et plus rarement aux messieurs -bien qu'il put compter Gilles et Julien, Pierre Doriaan, Ray Ventura et ses Collégiens et les Trois Garnements parmi ses interprètes masculins) : "Il y a trente-cinq ans", confiait-il en 1970, "j'était déjà engagé, plus peut-être que Léo Ferré et les autres. Hélas! j'étais esclave de mon physique qui a fait de moi un chanteur de charme...". Sur ce point, dans l'article le plus détaillé écrit sur Tranchant et paru récemment dans la revue Platine, Martin Penet précise : "Pour être tout à fait honnête, il était également esclave de sa voix, trop "bon genre", peu adaptée à ses compositions les plus engagées...". C'est ainsi que tout en continuant de produire des chansons rosses pour les autres, Jean Tranchant se mit à en écrire de toutes roses pour lui-même dès qu'il se décida, fin 1933, à faire cavalier seul. Du premier coup, il donna son chef-d'oeuvre dans ce genre : Ici, l'on pêche, évidemment...
De la chanson rose à la nostalgie
Ici l'on pêche, personne n'en voulait, affirme Jean Tranchant. Force lui fut donc de l'interpréter lui-même. La création phonographique, qui eut lieu en janvier 1934, précéda d'un an et demi le création scénique. Le duo Bill et Jim avait gravé quelques faces chez Polydor en 1933 qui, à en juger par la rareté des disques, n'obtinrent pas le succès escompté. Celui d'Ici l'on pêche fut en revanche immédiat et énorme, surtout après que l'on eut changé le verso. La première édition couplait en effet le futur "tube" avec La Chanson du Large, nouvel essai maritime au romantisme vaguement déliquescent, qui semblait jurer avec la gentille et coquine mélodie d'amour de l'autre face. On s'en avisa et on eut tôt fait de remplacer cet alcool un peu fort par Il existe encore des Bergères, enregistré quelques semaines plus tard et davantage en harmonie, par son aimable fantaisie, avec Ici l'on pêche... Du coup, Jean Tranchant fut catalogué musicien, écrivain léger, spécialiste des chansons douces, sensuelles, sans mièvrerie. On cessa de lui réclamer des œuvres sans espoir. Marianne Oswald, qui n'aimait que les oeuvres sans espoir, ne lui demanda plus de chansons. En revanche, Ici l'on pêche devint partie intégrante du répertoire de Germaine Sablon (qui grava aussi, pourtant, La Chanson du Large), Ray Ventura, André Pasdoc (et, bien des années plus tard, René-Louis Lafforgue et Georges Brassens!). Au début de l'Occupation, on fit même un film portant ce titre, dont Tranchant, évidement, fut la vedette. Au demeurant, le cinéma lui commanda dès 1935 des partitions pour des pellicules aujourd'hui bien oubliées (Coralie et Cie, Fanatisme, Dernière Heure...). Avant que de se jeter, le 16 juin 1935, à l'assaut de la Salle Pleyel presque seul (mais avec, tout-de-même, le soutien solide du Quintette du Hot Club de France!) dans une sorte de "one-man-show" bien avant que le genre ne devienne à la mode, Tranchant essaya encore, sur la lancée de son premier succès phonographique, de revenir à ses premières amours en gravant quelques airs selon son coeur. Il enregistra donc J'ai pas la Gueule qui plaît aux Riches, qui devait être couplé avec Maître Villon (alias J'ai vu le Diable). Le disque est annoncé au supplément mensuel de la firme. Pourtant, il ne fut jamais commercialisé. Sans doute avait-on, au dernier moment, estimé qu'il ne correspondait pas à l'image douce que l'on voulait donner de son auteur...
A la suite de son succès à Pleyel, l'auteur en question se voit sollicité par nombre de directeurs de salles. Lui-même reprend en main un cabaret, le Bagdad, puis un second, La Croisière, où il se produit, tout en invitant d'autres artistes (notamment, l'orchestre des Lecuona Cuban Boys, grands spécialistes de la rumba). Parallèlement, il anime souvent des émissions radiophoniques, tel "Le Quart d'Heure des Enfants terribles", où il accueille les jeunes espoirs de la chanson française (parmi lesquels figurent en bonne place Johnny Hess et Charles Trénet). Continuant d'enregistrer abondamment durant toute la seconde moitié des années trente, ainsi qu'on en jugera avec ce double-disque (il est possible qu'il ait même participé sous pseudonyme à des séances pour d'autres firmes), Jean Tranchant joue de plus en plus souvent la carte de l'ironie (Il y a toujours quelqu'un, Le Roi Marc, La Polka des Echelles, Les cinq Filles de Monsieur de Nesles, Mademoiselle Adeline...), voire de l'humour franchement loufoque (C'était une Cannibale). Cependant, au fil des ans, cette sorte de fusion qui se produisit entre le noir des premiers jours et le rose des premiers disques donna naissance à un courant différent, que l'on pourrait baptiser nostalgique... Plus de la moitié des œuvres ici reproduites ressortissent du genre : au cœur d'un présent agréable et plutôt souriant mais précaire (comme il se doit), le poète ne peut s'empêcher d'évoquer un passé qu'il regrette et un avenir qui sera fatalement plus sombre... Pessimiste gai (attitude sans doute plus saine que celle des optimistes tristes!), Jean Tranchant, avec Où vas-tu la belle Fille?, Le Bonheur qui passe, l'adorable Toinon Toinette, Les Prénoms effacés, Le Piano mécanique, L'Amour en voyage, Quand il est tard, Love, Le Soleil s'en fout, L'Hôtel du Temps perdu, le tendre Allons à la Mairie (proche par l'esprit du Brassens de La Marche nuptiale), Voulez-vous danser Madame, Mais j'attends, Le Ciel est un Oiseau bleu, Minuit à Paris, En vous attendant sur les Ondes, Et tu t'en vas et quelques autres, crée un univers doux-amer qui annonce celui -bien moins fou-fou et fleur-bleue qu'on a voulu le laisser croire- de Trénet. Dans Minuit à Paris ou Le Ciel est un Oiseau bleu (créé en 1935 mais enregistré seulement trois ans plus tard, au moment où Trénet. démarrait en flèche), la parenté des deux chanteurs éclate véritablement. Comme elle éclate aussi dans leur goût commun des rythmes nouveaux, à commencer par celui du jazz.
Les cinglés de jazz
Dès les années 1917-1920, la Marseillaise Gaby Deslys, le Parigot Maurice Chevalier, l'Universelle Mistinguett, avaient été parmi les premiers artistes de "variétés" français à comprendre l'importance qu'allait prendre cette musique nouvelle venue des Amériques que l'on appelait le jazz. Sur scène et dans leurs revues respectives, ils se firent donc régulièrement accompagner par des "jazz bands", parfois noirs et américains, le plus souvent blancs et français. Malheureusement, leurs enregistrements (à part, de temps en temps, pour Chevalier) n'en rendent guère compte. Ceux qui les suivirent et que les accents syncopés du blues et du jazz avaient bercés eurent envie d'aller plus loin. Mireille (et Jean Nohain), bientôt suivie par Jean Sablon, Pills et Tabet, puis par Johnny Hess et Charles Trénet, inventèrent ainsi, dès le début des années trente, un courant neuf, plein de rythme, de liberté, de plaisir, de poésie et de swing. Et justement, il se trouve que Jean Tranchant faisait lui aussi, à sa manière un peu distante, partie de la bande. Bien sûr, c'est le regretté Jean Sablon qui, le premier, s'avisa qu'un certain jeune guitariste manouche à l'oeil noir répondant au nom de Django (ou Djungo, ou Jungo, ou Iango) devait sûrement avoir du génie. C'est lui (Sablon), qui, au début de 1933, alla débusquer le sieur Reinhardt (ou Renard) dans sa verdine, installée sur la zone, près de la barrière de Paris, pour lui demander de l'accompagner dans une opérette et dans quelques séances de disques. A ce moment-là, Jean Tranchant n'avait pas encore affronté les planches, mais il connaissait aussi ce phénomène aux doigts mutilés et sublimes. Pour sa grande première du 16 juin 35 à Pleyel, il eut non seulement Django pour le soutenir, mais encore les autres membres du jeune et déjà fabuleux Quintette du Hot Club de France : Stéphane Grappelli (violon), "Baro" Ferret et Joseph Reinhardt (guitares), Louis Vola (contrebasse). Quel dommage que la radio n'ait point été là!... Il y avait, parait-il, une chanson intitulée Attila, es-tu là? qu'il ne confia jamais à la cire... Dès l'enregistrement de La Chanson du Large, Ici l'on pêche, Il y a toujours quelqu'un, Il existe encor des Bergères, au début de 1934, il s'était déjà assuré le concours du fort réputé "Jazz du Poste Parisien", dirigé par le pianiste Lucien Moraweck (avec, dans ses rangs, le bon trompettiste Alex Renard et l'étonnant violoniste Michel Warlop). Le nom de l'orchestre ne figure pas sur l'étiquette des disques, mais sa présence ne fait aucun doute. Plus tard, ne reculant devant aucune audace, toujours prêt à satisfaire ses désirs, il s'offrit (novembre 1936), pour l'enregistrement de Le Soleil s'en fout et de Love, la grande formation noire et américaine du saxophoniste Willie Lewis, vedette du très chic et très parisien cabaret Chez Florence...
Quand Django préférait aller jouer au billard, Jean se contentait de Joseph, son frère, et d'une belle gerbe de violonistes (dont le plus souvent Warlop ou Grappelli -ou les deux!), comme dans les superbes Toinon Toinette et L'Amour qui passe d'avril 1935. Django, toutefois, fut bien au rendez-vous de Mademoiselle Adeline la coquine, du pauvre Roi Marc et du sombre Amour en voyage. Il vint aussi, avec Stéphane, accompagner "son frère" au début de l'an 36, dans cette émission de T.S.F. offerte par une grosse maison de Roubaix. On peut préférer ces versions intimistes d'Ici l'on pêche et des Baisers prisonniers à celles commercialisées. Quant aux trois autres chansons du programme, Mon Bateau est si petit, Le Piano mécanique et Quand il est tard, elles ne furent jamais enregistrées pour le disque. Tout ceci, d'ailleurs, se trouve reproduit ici pour la première fois... Après 1936, les relations entre Tranchant, Django et les autres jazzmen eurent tendance à se raréfier, bien que des faces comme Voulez-vous danser Madame?, Mais j'attends, Le Ciel est un Oiseau bleu (ces deux dernières avec Michel Warlop), soient totalement imprégnées par l'esprit du jazz...
Des lendemains qui déchantent
Vinrent la guerre et l'occupation. Comme prévu, les lendemains tristes succédèrent aux jours gais. Jean Tranchant, succédant à Jean Tranchant, resta ce pessimiste heureux (ou faisant semblant de l'être). L'ennui, c'est qu'il resta aussi à la radio, tombée en des mains assez peu recommandables. Comme par le passé, il fut souvent "Maître de Cérémonies", mais cette fois ce fut sur Radio-Paris. Il se garda probablement, certes, de parler politique (comme d'autre le firent) ou d'inviter les auditeurs à entrer dans la L.V.F., mais cela n'était pas nécessaire pour se créer de solides inimitiés. Outre ses activités radiophoniques, Jean Tranchant poursuivit sa carrière de chanteur dans les cabarets, fonda le "Jazz des corps de métier" , tourna Ici l'on pêche, fit une tournée en zone libre avec la troupe d'Alibert, écrivit pour d'autres interprètes de nouvelles chansons, parfois "swing" comme Au quatrième Top (chanté par Irène de Trébert), parfois nettement plus proches de l'idéologie officielle de la révolution nationale et du retour à la terre -il est vrai que cet homme des villes avait une attirance très nette pour les champs et la campagne, ainsi qu'en témoignent nombre de ses chansons d'avant-guerre (Ici l'on pêche, Il existe encor des Bergères, Les Cailloux de la route, Toinon Toinette, Le Chant du bonheur...), et qu'il peut donc ne s'agir là que d'une coïncidence... D'août 1940 à juin 1944, il enregistra assez peu, comparé à d'autres vedettes de l'heure, pour l'édition commerciale. Encore faut-il préciser que plusieurs de ses gravures de 1941 furent refusées et que l'un des disques fut rapidement retiré de la vente et remplacé par une version jugée meilleure. En revanche, il a été possible de dénicher un acétate, probablement gravé fin 1940 ou début 1941 pour la radio : Madame toute seule évoque fugitivement les misères de la guerre, tandis que Et tu t'en vas retrouve l'inspiration vacharde-ironico-douce-amère. Il convient aussi de noter que Les jardin nous attendent et Comme une Chanson, tous deux de 1941, figurent avec Ici l'on pêche parmi les meilleures ventes de leur auteur. Les autres disques de l'avant-guerre en revanche, à en juger par leur rareté, ne connurent sans doute qu'un succès d'estime...
Cependant, la grande entreprise de Jean Tranchant à cette époque fut la création de Feu du Ciel, cette opérette à grand spectacle dont il rêvait depuis des années et dont la première eut lieu le 23 octobre 1943 au Théâtre Pigalle. Pour cette réalisation à l'opulence insolite (et vaguement provocatrice) en ces jours de disette, Tranchant, qui y tenait la vedette avec Elvire Popesco, n'avait pas écrit moins de trente-deux airs. Un journal du temps affirme que dans Feu du Ciel, il "déclare la guerre au swing et lance le "stomp""! Ce mot "stomp" -"un rythme nouveau qui est l'avant-garde de l'offensive musicale de cet hiver", précise encore ce canard - n'était guère utilisé dans le jazz que depuis la fin des années dix et sonnait un peu démodé! L'opérette fut finalement interdite en juin 44 par la censure allemande, peut-être à cause de la fin du deuxième acte, assez ambigüe pour évoquer tout à la fois le pétainisme, le débarquement et la Libération!... On en jugera en écoutant les paroles de la chanson-titre par laquelle s'achève notre recueil.
La suite s'appelle exil. Interdit pour deux ans de scène, disque, radio par l'épuration, Jean Tranchant préféra partir, accompagné par sa femme et sa petite fille. Il passèrent par la Suisse puis la Belgique (où, en 1947, il grava quelques faces et ouvrit un cabaret). Ensuite, ce fut l'Amérique du Sud, en commençant par l'Uruguay, en continuant par l'Argentine, en teminant par le Brésil. Repris par la peinture, Tranchant ne chantait plus guère. Ce qui ne l'empêcha point d'ouvrir à Buenos-Aires puis à Rio plusieurs clubs. Il reçut là-bas les vedettes de la chanson française, tant les anciennes (Trénet, Piaf, Chevalier...) que les nouvelles (Bécaud, Patachou, Gréco...). En 1962, il enregistra un album de douze chansons nouvelles et regagna enfin le pays l'année suivante.
Paris et la chanson avaient, évidemment, beaucoup changé. Tranchant parvint cependant à y retrouver une place d'honneur. Sans chercher à reprendre sa carrière interrompue au milieu des années quarante, il lui arriva néanmoins assez souvent de refaire de la scène, de participer à des galas et à des spectacles de télévision, d'écrire de nouvelles chansons, notamment pour Juliette Gréco. On trouvera de nombreux détails sur cette période finale dans l'article de Martin Pénet signalé plus haut. Qu'il nous soit simplement permis de préciser que lorsqu'il disparut à l'âge de soixante-huit ans le 8 avril 1972 (quelques mois seulement avant sa femme), Jean Tranchant avait sans doute connu une notoriété certaine, mais pas cette gloire réservée au très petit nombre. Peut-être, au fond, ne l'avait-il jamais vraiment recherchée. A moins que son dilettantisme impénitent ne lui en ait interdit l'accès? Il est en effet certain que ce qui, dans les pays anglo-saxons par exemple, est considéré comme une sorte de raffinement suprême, comme l'un des Beaux-Arts, n'a jamais eu très bonne presse de ce côté-ci de la Manche...
NOTES DISCOGRAPHIQUES
Outre l'émission radiophonique de février 1936 avec Stéphane Grappelli et Django Reinhardt, ainsi que Madame toute seule et Et tu t'en vas (acétates de radio ou enregistrements privés), ce recueil réunit l'intégralité des gravures éditées commercialement sous le nom de Jean Tranchant entre 1934 et 1942. On en a donc exclu quelques faces incertaines de 1934-35 dans lesquelles quelques-uns ont cru déceler sa présence. De même, les enregistrements de 1933 publiés sous le nom de "Bill et Jim" n'ont pas été retenus. Quelques inédits n'ont pu être retrouvés. Il s'agit de : Le Bonheur qui passe (CPT 1158-1, 26 avril 1934/refait le 11 avril 1935), J'ai pas la Gueule qui plaît aux Riches (CPT 1157-1, 26 avril 1934), Chanson en Couleurs (CPT 1749-1, 14 janvier 1935), Maître Villon (CPT 2426-1, 14 janvier 1936), Pourvu qu'on chante et Ta voix me parle encore (CPT 5218-1 et 5219-1, 19 février 1941). De même, il n'a pas été possible de localiser un exemplaire de Le petit Hôtel et Feu du Ciel (première version) (CPT 5511-1 et 5512-1, 28 octobre 1942) : le disque ne resta au catalogue que deux mois avant d'être remplacé par la version reproduite ici.
Daniel NEVERS
Jean Tranchant (1904-1972) belongs to the generation of composers/lyricists/singers that revolutionised French song. However, whereas the Mireille-Jean Nohan team, Charles Trénet and Johnny Hess (not to mention all their postwar successors) are today the objects of unanimous appreciation, Tranchant seems a forgotten artist. It is almost as if people prefer to avoid him, as if they find his work too disquieting. The most recognition accorded him is the occasional reissue within various compilations of his most famous piece, Ici l’on pêche, first recorded in early 1934.
It is true that with his extended palette of themes — ranging from the charming little number (Ici l’on pêche) to the abrasive, even ferocious or despairing song (none included here, since he rarely sang these himself, generally preferring to offer them to women performers!) — he has often proved a highly disconcerting artist. It is true, too, that his dilettante attitude, uninhibited life-style and calculated eccentricity tended to create an aura of scandal that was not always to everyone’s liking. And it is equally true that his words, refined but occasionally just a trifle affected, have sometimes left people hungry for a simpler, more direct style. Moreover, these same words, already difficult to follow for a French-speaking audience, border on the incomprehensible for those whose mother-tongue is not French.
On the other hand, one aspect of Tranchant’s prewar work that does get through to foreign audiences is his pronounced taste for jazz backings. By 1917-20, Gaby Deslys, Mistinguett and Maurice Chevalier had been among the first French variety artists to realise the significance of the new sounds then emerging from the United States. In live performance they therefore made frequent calls upon jazz outfits, sometimes of the black American, but more often of the white French, variety. Unfortunately, their recordings (except occasionally Chevalier’s) bear scant testimony to this. Those of their successors reared on the syncopated sounds of blues and jazz decided to go a step further. Hence, by the outset of the 1930s, Mireille — soon followed by Jean Sablon, then by Pills and Tabet, then by Charles Trénet and Johnny Hess — was inventing a whole new trend based upon the pleasing combination of rhythm and poetry. As it so happened, Jean Tranchant was also a member of this particular crew.
It was of course Jean Sablon who first heard that a young, dark-eyed guitarist by the name of Django (or Djungo, Jungo or even Iango) Reinhardt (or Renard) possessed great genius, and it was Sablon who in early 1933 sought him out in his caravan parked in one of the gypsy encampments on the fringes of Paris. The singer, then starring in an operetta, wanted to get Django to accompany him in the show, as well as to play with him on some record dates. At this time, Jean Tranchant was only just starting out on the boards, but by 1935, now having made a name for himself, he too began recruiting the services of the fabulous gypsy guitarist. While he was at it, he even went one better by requisitioning some of Django’s favourite partners of the day, notably those two great violinists, Stéphane Grappelli and Michel Warlop. On certain occasions, when Django himself was not on hand (and sometimes replaced by his brother, Joseph), the instrumental spotlight would fall on the violins, as for example on the delightful Toinon, Toinette and Le Bonheur qui passe, recorded in January 1935.
Right back at the beginning of his career as a solo act (in line with contemporary fashion, he had started out as member of a duo, “Bill et Jim”), Tranchant had already put his cards on the table by recruiting the services of the highly-esteemed “Jazz du Poste Parisien” (the Paris Radio Jazz Orchestra), which had Warlop and trumpeter Alex Renard in the line-up. And it was in the company of this outfit that he had recorded Ici, l’on pêche and the sombre Chanson du Large. Later, for his November 1936 recordings of Le Soleil s’en fout and Love, he would even offer himself the luxury of using the American big band fronted by saxophonist Willie Lewis, recording stars of the Pathé label and big favourites at the chic Parisian nightspot, “Chez Florence”.
Barely had the now legendary Quintet of the Hot Club of France (with Django and Grappelli) been formed than Tranchant hired it to accompany him on one of his recitals at the ABC. Songs such as Attila, es-tu là? were part of the repertoire there, but regrettably never found their way on to record. By chance, however, a radio broadcast of early 1936 (no doubt one of many) was preserved on disc, and on it Tranchant accompanies himself on piano, supported by both Django and Grappelli. This broadcast, an extremely rare document issued here for the first time (and of which we feel sure you will excuse the slight technical imperfections), offers several numbers never recorded commercially (Mon Bateau est si petit, Le Piano mécanique and Quand il est tard), as well as a rendering of Ici l’on pêche very different from the 1934 version.
At around this same time, Tranchant invited Django to join the Michel Emer group assembled for the recording of one of his bitter-sweet pieces, L’Amour en Voyage. On the other hand, for the commercial recording of Baisers prisonniers, Grappelli was replaced by Michel Warlop
War and the ensuing occupation of France forged an even closer bond between swing and French popular song. Paradoxically, however, Jean Tranchant kept his distance from the jazz-inspired “zazou” movement, and henceforth rarely called upon the services of jazz players. From this point of view, the few tunes he recorded during this period, although pleasant enough (especially Comme une Chanson and the extracts from his operetta, Feu du Ciel), may come as something of a disappointment. It would seem that, for Tranchant, the jazz craze of some ten years earlier had lost its vital momentum, and that he felt the need to return to more traditional forms. Certainly that is the turning his career now took, a career soon unsettled by his post-Liberation exile. Many years later, installed in Brazil, Jean Tranchant developed considerable enthusiasm for the bossa-nova, yet never did he exploit its rhythms in his own compositions.
Adapted from the French by Don Waterhouse