Née au début du siècle, à Paris, dans le XIVème arrondissement (celui de Montparnasse), Emilienne-Henriette Boyer fréquentera très tôt le milieu des peintres qui abondent, alors, dans le quartier. C'est ainsi qu'elle servira de modèle à Foujita et à Jean-Gabriel Domergue. Mais, plus attirée, sans doute, par l'univers du spectacle que par celui des arts plastiques, elle se fait engager comme secrétaire au Théâtre de l'Athénée, afin d'approcher de plus près l'univers des coulisses. Bientôt on lui confie quelques petits rôles de figuration, et elle apprend, sur le tas, à jouer la comédie. Dans le même temps, elle s'essaie au tour de chant, "Chez Fyscher", l'un des plus luxueux cabarets de la rive droite.
Engagée au Concert Mayol, elle y est remarquée par un producteur de passage, Lee Schubert, qui l'invite à venir se produire dans le prochain spectacle qu'il monte à Broadway : une de ces fameuses comédies musicales "à l'américaine", dont le perfectionnisme constitue l'une des meilleures écoles de spectacle qui soient. Ce qui lui permet d'acquérir en quelques mois une assurance et une expérience professionnelle uniques, qui se traduiront, dès son retour en France, en 1928, par un premier disque prometteur, signé Vincent Scotto : "Tu me demandes si je t'aime".
Rien de comparable, cependant, avec le triomphe de "Parlez-moi d'amour", enregistré en 1930. Un triomphe international, courant sur de longues années, puisqu'il s'agit, à l'instar de "La mer", des "Feuilles mortes", de "La vie en rose" ou de "Comme d'habitude", d'un des titres français les plus souvent traduits et repris à travers le monde.
Devant l'ampleur du phénomène, la chanteuse, un peu agacée, finira même par répondre : "Parlez-moi d'autre chose !", à tous ceux qui, feignant d'ignorer le reste de son répertoire, continueront inlassablement de la ramener à ce premier succès, pour lequel fut spécialement créé le Grand Prix du Disque.
Moulée d'un long foureau de velours bleu, Lucienne Boyer se produira régulièrement sur les plus grandes scènes du monde ; et, pour son retour aux Etats-Unis, le public américain lui réservera un accueil extraordinaire. La critique locale allant jusqu'à la baptiser : "The sultry french chanteuse" (La chanteuse suffocante !). Mais, très attachée au monde du cabaret qui, mieux que les grandes salles, pouvait mettre en valeur ses romances intimistes, elle refuse avec obstination les nombreuses propositions cinématographiques qui lui parviennent d'Hollywood, pour mieux se consacrer aux différentes boîtes à chansons qu'elle ouvre successivement ; tantôt sur la rive gauche ("Chez les clochards"), et tantôt sur la rive droite ("Chez Elle" - en toute simplicité ! - ou "Chez Lucienne", où elle lance sa fille Jacqueline, née de son mariage avec Jacques Pills ; lequel sera, plus tard, le premier époux d'Edith Piaf).
La dernière apparition scénique de Lucienne Boyer date de février 1976, à l'Olympia, où elle interprète "Parlez-moi d'amour", en duo avec sa fille. Elle s'éteindra à Paris, en 1983 ; laissant derrière elle quelques héritières aussi prestigieuses que Jacqueline François, Lucienne Delyle, Juliette Gréco ou Barbara.
Marc ROBINE
Biographie
De Paris à Broadway
Son père, pompier, est tué au cours de la Première Guerre mondiale. Après avoir contribué bien jeune à l’effort de guerre dans une usine d’armement, elle débute bientôt dans le métier de sa mère : modiste.
Devenue mannequin, sa beauté lui fait rencontrer Foujita dont elle devient le modèle.
Lucienne Boyer se fait engager comme dactylo au théâtre de l’Athénée pour se rapprocher de la scène. Elle y fera ses premiers essais au théâtre, puis à partir de 1916-1917 ses débuts dans la chanson, toujours au théâtre de l’Athénée, mais aussi au Michel, au Concordia et à l'Eldorado, Chez Fysher, puis au Concert Mayol.
Le producteur américain Lee Schubert la découvre à cette occasion et l’engage pour un contrat à Broadway qui durera neuf mois en compagnie de Germaine Lix et de l'excentrique Môme Moineau.
Sa carrière aux États-Unis et en Amérique du Sud à Buenos Aires (1927) sera désormais aussi brillante qu’en France. Elle chantera en 1924 à New York au « Rainbow Room » et au « Little Theater » de la 44e rue.
Retour en France et Grand Prix
De retour à Paris, en 1928, elle ouvre le cabaret « Les Borgias » et enregistre ses premiers disques dont Tu me demandes si je t'aime. Elle pose nue pour la première fois à l'été 1929.
C’est en 1930 qu’elle crée Parlez-moi d'amour, écrite par Jean Lenoir en 1923. Le premier Grand Prix du disque de l’Académie Charles-Cros vient couronner ce succès la même année. Elle enchaîne alors plusieurs succès comme Si petite, ou encore Un amour comme le nôtre. Elle enregistre quelques titres avec le duo Pills et Tabet et épouse en 1939 Jacques Pills en secondes noces.
De cette union naîtra Jacqueline Boyer en 1941, qui fera aussi une carrière de chanteuse.
Lucienne Boyer en 1945.
Lucienne Boyer rouvre son cabaret « Chez elle » (en référence à son grand succès Venez donc chez moi) dès septembre 1940 et y appose une pancarte « interdit aux juifs » (elle affirmera ensuite que c'était le seul moyen pour éviter la déportation de son compagnon Jacques Pills).
Lucienne Boyer enregistre et crée Que reste-t-il de nos amours ?, chanson écrite et composée par Charles Trenet en 1942. Ce dernier se souviendra que, « créée par Lucienne Boyer, [cette chanson] n’avait pas très bien marché, et que ce sont les Américains qui en ont fait un succès », sous le titre, I Wish You Love, adaptation écrite par Albert Askew Beach.
Si pendant la guerre elle créé aux Etats-Unis Ah! Le petit vin blanc, elle interprète aussi des chansons de Jean Tranchant comme Les prénoms effacés, et d'autres qu'elle n'enregistrera jamais telles Les jardins nous attendent et Comme une chanson.
En 1945, elle reprend et enregistre l'adaptation d'un poème de Jean Richepin, mis en musique par Miarka Laperacerie, Mon cœur est un violon, qui devient un standard mondial.
En 1954 elle enregistre 2 disques 78 tours en Allemagne de l’Est. Ce sont semble t’il avec un 45 tours enregistré en 1971 ses derniers disques.
En 1970, elle apparaît dans le film Le Clair de Terre de Guy Gilles où elle interprète deux chansons. Avec sa fille, Lucienne Boyer apparaît sur scène une dernière fois en 1976 à l'Olympia, mais elle continue quelques représentations.
Le 11 juillet 1976 à la télévision elle interprète en compagnie de Claude François, dans l'émission "La bande à Cloclo" sa célèbre chanson Parlez-moi d'amour.
Au début des années 1980, elle fait encore des spectacles, comme par le passé, avec la même présentation (dont sa robe bleue), par exemple pour l'Association La Roue Tourne, comme au palais d'Hiver de Lyon avec Marcel Zanini dans le même programme.
La « Dame en bleu » s’éteint le 6 décembre 1983. Elle repose au cimetière de Bagneux, près de Paris.