Gérard Philipe
Gérard Philipe naît au sein d’une riche famille de la région cannoise le 4 décembre 1922. Son père, Marcel Philip (orthographe originelle de son nom de famille), avocat de formation, est un brillant homme d’affaires : il ouvre la banque Lloyd à Cannes, monte un cabinet d’assurances, implante à Nice les salons de thé Rumpelmayer, prend la direction du Parc Palace Hôtel de Grasse et, en 1928, devient même Consul de Roumanie.
Le jeune Gérard fait ses études dans les internats religieux prestigieux de la côte. En 1940, après son bac de philosophie, il entame « comme papa » des études juridiques. La même année, la famille rencontre Suzanne Devoyod (ex-secrétaire de la Comédie-Française) au Parc Palace. C’est grâce à elle que la vocation d’acteur du jeune Gérard va se faire jour. Celle-ci organise en effet des pièces caritative et c’est en remplacement d’un des « acteurs » tombé malade, que Gérard interprète son premier rôle. « Ce jeune homme à l’étoffe d’un véritable comédien » affirme-t-elle. Les Philip trouvent l’idée ridicule mais c’était sans compter sur la présence dans la région d’un grand nombre d’artistes et d’intellectuels – de gauche – que l’exode de 1940 a repoussés vers le sud. Par un heureux hasard, Marc Allégret séjourne alors au Parc Palace où il consulte Minou – la mère de Gérard – qui lit dans les cartes. Après la séance, celle-ci obtient du réalisateur un rendez-vous pour son fils. C’est une révélation : « Allégret m’a dirigé dans un cours de comédie dirigé par Jean Huet [un des assistants du réalisateur qui dirige le Centre des Jeunes du Cinéma], à Nice. Qui m’a fait comprendre que devenir comédien c’était avant tout une affaire de ténacité, de travail et de talent. » Pour celui qui avoua plus tard : « Ma vocation est née par vanité. Me voyant sans avenir bien déterminé, j’ai voulu avoir mon nom en grand sur les affiches », c’est une révélation.
Il rencontre Danièle Girard (future Danièle Delorme) , et en tombe amoureux. C’est en voyant « ce couple d’adolescents » qu’Allégret se prend à repenser à son projet d’adapter pour l’écran le roman de Colette, Le Blé en herbe. Il faudra toutefois attendre un peu : Vichy juge le roman immoral.
Dans les studios, Gérard rencontre ensuite Claude Dauphin et, de fil en aiguille, obtient un petit rôle dans Une grande fille toute simple (pièce de André Roussin que Louis Ducreux monte à Cannes). Il monte pour la première fois sur scène en 1942 et, déjà, on le remarque : « L’apparition de ce débutant suffit pour indiquer un tempérament peut-être exceptionnel et qui, s’affirmant un peu plus, nous vaudra l’un de nos meilleurs acteurs de demain. »
Après une tournée théâtrale et quelques petits rôles au cinéma, il commence, en octobre 1943, dans Sodome et Gomorrhe de Giraudoux aux côtés d’Edwige Feuillère. Jean Cocteau note alors dans son journal : « L’ange est très bien. C’est la première fois qu’il joue. Son nom est Gérard Philipe »
Vient ensuite le temps du conservatoire où il suit la classe de Denis d’Inès – qui remplace Jouvet – puis de Georges Le Roy pour qui il conservera une estime et une admiration sans bornes. Il obtient la mention Très Bien. En août, il participe à la libération de Paris. L’acteur, qui est en passe de devenir l’un des plus célèbres comédiens de sa génération, va cependant être ébranlé par un drame familial. Son père, Marcel, proche de Jacques Doriot, délégué régional des PPF, accueille, depuis 1942, les troupes mussoliniennes au Parc Palace. Lorsque l’Italie est mise en déroute, les officiers du Duce fuient et Marcel Philip est soupçonné d’avoir détourné une cassette de treize millions en liquide. Il se s’assure l’appui d’une personnalité de la Gestapo mais la famille déménage toutefois à Paris. Lorsque la victoire change de camp, Marcel Philip est arrêté (en septembre 1944) et emprisonné au camp de Saint-Denis puis à Fresnes. L’année suivante, alors que son fils triomphe sur scène dans Caligula de Camus au Théâtre Hébertot , il fuit à Barcelone alors qu’il bénéficie d’une liberté conditionnelle. Il sera finalement condamné à mort par contumace le 24 décembre 1945.
Gérard, dont les idées de gauche sont déjà affirmées, sort de cette épreuve en homme nouveau. « Il a commencé sa métamorphose. Un homme nouveau ? un homme, tout simplement. » Bien qu’il soit toujours resté en contact avec son père, jamais il ne s’exprimera sur ce drame personnel qui explique pourtant bien des comportements de l’homme engagé que l’on connaîtra plus tard, et même de l’acteur.
« Il réconciliait nos malheurs, le regard tourné vers un futur énigmatique, le sourire englué dans la nostalgie […] De savoir son père accusé de trahison, d’apprendre sa condamnation à mort, comment cette tristesse ne retiendrait-elle pas le sourire. D’entendre vilipender le monde dont on est issu, pense-t-on que cette amertume ne laisse aucune trace ? […] Par son jeu fébrile et raffiné, il voulait nier la déchirure. »
Michel Del Castillo
Sa rencontre avec Nicole Fourcade, sa future femme – qui prendra par la suite le nom d’Anne Philipe – renforce ses convictions politiques. Elle « lui a ouvert les yeux sur le monde de l’après-guerre qui se mettait en place. Un homme en train de naître sur les décombres d’une sinistre histoire de famille. Exactement l’homme que l’époque attendait, et dont elle va faire, pour longtemps, son héros ». Et, de fait, c’est très exactement ce qu’il va devenir. Pour les réalisateurs d’abord – qui lui confient essentiellement ce type de personnage –, pour le public ensuite.
« Gérard Philipe pensait qu’il ne lui fallait pas seulement être présent sur la scène, mais, pour l’être pleinement, être aussi, être d’abord présent au monde. L’univers dramatique n’était pas pour lui une parenthèse de la vie, un monde à part : il voulait qu’il fût l’expression de la vie tout entière, de toutes les passions et de tous les problèmes de son temps. Il voulut que son art, les personnages qu’il incarnait, et le personnage qu’il construisit, fussent nourris des expériences et des rêves, des préoccupations et des espoirs, des tentatives et des conquêtes de ses contemporains ».
Claude Roy
Il incarne l’idéal du bien, le modèle absolu de la jeunesse des années cinquante. Sa « beauté insolente », sa « jeunesse solaire », resteront dans les esprits.
« La jeunesse était son royaume. La jeunesse, et ce qui souvent l’accompagne : la beauté, la ferveur, l’élan, la foi dans l’avenir. Au sortir de la dernière guerre, Gérard Philipe incarna quelques uns des rêves d’une société renaissante […] Porté par les grands personnages qu’il incarna au cinéma et au théâtre, il devint d’un d’entre eux lui-même […] Il devint ainsi, dans la clarté de l’évidence et de l’innocence, celui qui assume toutes les audaces et qui ignore tous les cynismes. »
Jean-Noël Jeanneney
Pendant la Guerre Froide, Anne et Gérard Philipe deviennent, avec Yves Montant et Simone Signoret, les figures de proue du mouvement contre La Bombe. En 1950, ils signent L’Appel de Stockholm – de l’écrivain russe Ilya Ehrenbourg – contre la prolifération des armes nucléaires, sans réaliser toutefois qu’il sont les instruments de la grande manipulation stalinienne qui vise à dresser le monde entier contre les Américains – accusés d’être le mal incarné. Philipe devient également membre du conseil National du Mouvement pour la Paix de Joliot-Curie.
Dans le même temps, alors qu’il est déjà (grâce au cinéma et aux pièces de boulevard dans lesquelles il accepte de jouer pour des raisons alimentaires) une véritable vedette. Alors qu’il a, une première fois, refusé cette collaboration, il sollicite Jean Vilar, ce « metteur en scène sans troupe, [ce] régisseur sans théâtre », pour participer au Festival d’Avignon. Il y triomphe l’été suivant (en 1951) dans Le Cid et Le Prince de Hombourg. La même année, il épouse Anne Philipe.
Gérard intègre donc la troupe du TNP et les noms de Philipe et de Vilar resteront pour toujours associés. En 1952, Lorenzaccio est au programme du Festival. Vilar, malade, bloqué à l’hôpital, délègue la mise en scène à son acteur-fétiche. Ce dernier, qui rêve de devenir metteur en scène, vient, tous les jours, rendre compte de son travail à son maître. C’est une totale réussite, très fidèle à l’esprit de Vilar. On note avec enthousiasme la qualité exceptionnelle du jeu de Philipe dans le rôle de Lorenzo à qui il donne toute sa profondeur, toute sa complexité, son ambiguïté.
« Gérard Philipe possède ce don de métamorphose, et si dans Le Prince de Hombourg, il est grand, large, et plein de vie, pour Lorenzo, il s’est amenuisé jusqu’à paraître chétif. Il a pris une étrange voix de tête, avec un rire faux, un regard fuyant, et des gestes peureux, et pourtant, il se dégage de son personnage une très grande pureté. C’est, je crois, la première fois que ce rôle est tenu par un homme, et c’est beaucoup mieux ainsi, car un homme seulement peut donner Lorenzo, ce côté trouble que Musset avait voulu ».
Albert Baussan
Lorenzo va lui coller à la peau. Et, de nos jours encore, il est très difficile d’éviter la comparaison. Cette fois, Philipe est définitivement installé dans son statut d’acteur le plus doué de sa génération. Tous, spectateurs, critiques, partenaires, sont fascinés par la métamorphose de l’homme – ou de l’acteur – en personnage, « ces sortes d’évanouissement de sa présence dont il eut toujours le secret » , sa capacité à « sauter dans la peau du personnage et bondir sur scène. »
« Vilar conseillait aux autres comédiens de le regarder jouer […] sa transformation donnait le vertige à ses propres partenaires […] Il quêtait l’autre en lui, creusait un vide intérieur qui l’habitait comme une plénitude [Sa lumière] émanait d’une zone intérieure qu’il ne touchait qu’à ces moments-là. Il s’inventait lui-même, entrait dans sa propre création […] Sans rien inventer, il créait quelque chose qui touchait à son être le plus profond. C’est ainsi, d’ailleurs, que la prison dorée des grands textes l’a figé pour finir en statue héroïque, statue vivante. Le dernier mot proféré, disent les témoins, on se sentait à la fois très près et très loin de lui. S’arrachant à l’autre, à tous les autres, il sortait de scène, revenu de loin. Tout son être rayonnait, mais, tout au fond, il y avait le froid, le vide, une petite mort. »
Alfred Simon
Même Maurice Jarre, pourtant occupé par la direction de l’orchestre, s’est un jour mit à pleurer en le voyant jouer Rodrigue.
Fort de cette expérience avignonnaise, Philipe s’enhardi et force la main à Vilar : il monte Nucléa de Henri Pichette et La Nouvelle Mandragore de Jean Vaultier à Chaillot. Ce seront deux échecs que Gérard aura bien du mal à surmonter.
Il privilégie ensuite le cinéma, avant de se mettre en congé du TNP en 1954, l’année de la naissance de fille Anne-Marie. Ce congé intervient également après la tournée du TNP en Pologne au cours de laquelle Philipe découvre le vrai visage du communisme dans les pays de l’Est. C’est une terrible désillusion. Lors de la parution du fameux Rapport Khrouchtchev en 1956 , il affiche son écœurement face à l’aveuglement désespérant du Parti Communiste Français. Choqué par l’entrée des chars russes à Budapest, il contribue à la publication d’un texte de protestation dans France Observateur aux côtés de Sartre, Beauvoir, Vailland, Roy et Vercors. À partir de 1957, il devient très actif dans la lutte syndicale. Il sera président du Comité National des Acteurs, signant le traité intitulé « Les acteurs ne sont pas des chiens », avant d’accepter de devenir, en 1958, le président du tout nouveau Syndicat Français des Acteurs. Son ambition affichée : « établir dans toute la France cet esprit unique au monde que Vilar a réussi à créer au TNP ».
L’année 1958 est une année chargée. Il manifeste contre l’arrivée au pouvoir de De Gaulle et entame une tournée en Amérique du Nord avec le TNP. Il reprend le rôle de Lorenzo pour la dernière fois : « Les derniers mois durant lesquels je pensais qu’il me serait possible d’interpréter deux personnages de Musset, avant qu’il ne soit trop tard et que mes cheveux ne tombent. »
À cette époque, la statufication qu’évoque Alfred Simon commence à peser sur l’homme et sa carrière. Il est boudé par la Nouvelle Vague qui préfère à sa douceur romantique la rugosité d’un Jean-Paul Belmondo. Quelques mois avant la mort de l’acteur, Jean Vilar lui donnera ce conseil : « Je crois qu’il faut que tu prennes garde à ne pas t’enfermer dans des terrains très connus ou très classiques… Tout ton talent, qui a mûri et s’est comme étalé, doit être retrouvé à travers et par un personnage inconnu du public et de tous. » Il n’eut pas le temps d’amorcer ce virage professionnel qui, sans doute, lui eut été profitable.
En 1959, il propose un projet de décentralisation ambitieux dont Malraux s’inspirera très largement. Quelques mois plus tard, il démissionne de son poste. Il se rend ensuite à Cuba où il rencontre Fidel Castro, plein d’espoir pour cette « nouvelle révolution ». Il part également pour Stratford-sur-Avon assister à une pièce de Shakespeare interprétée par Laurence Olivier. En novembre, il est hospitalisé. Il meurt trois semaines plus tard, le 22 novembre, terrassé par un cancer du foie. Il est enterré le 28 à Ramatuelle.
« Mesdames, Messieurs,
Gérard Philipe n’est plus. Dans une terre qu’il aimait, proche de cette Méditerranée qui le vit naître, voilà qu’il repose depuis la tombée de ce jour. La mort à frappé haut.
Elle a fauché celui-là même qui, pour nos filles, pour nos garçons, pour nos enfants, pour nous-même, exprimait la jeunesse.
Il reste à jamais gravé dans notre mémoire.
Travailleur acharné, travailleur secret, travailleur méthodique, il se méfiait de ses dons qui pourtant étaient ceux de la grâce. Il reste un des plus purs visages de notre profession. »
Jean Vilar
À sa mort, les hommages sont nombreux et unanimes, saluant aussi bien le comédien que l’homme, le syndicaliste que l’ami. Son courage, son humanité, ses qualités exceptionnelles et son humilité inspirent le respect. Son absence apparente de défauts le font paraître aux yeux de tous comme un être parfait. Tellement parfait qu’il paraît irréel : il fut « un éblouissant mirage. Sa jeunesse n’habitait pas la réalité. » . C’est cette jeunesse rayonnante que sa mort prématurée fixe pour l’éternité.
« Il voulait être un homme. Il savait que là est le plus difficile ».
Anne Philipe.